Notes: Bonjour à tous! Appelez-moi Izzie! Voilà, je me lance sur fictionpress, en espérant que vous aurez plaisir à lire cette histoire que j'ai commencé à écrire il y a un an, et qui risque d'être assez longue car loin d'être terminée. N'hésitez pas à y aller de vos commentaires, bons ou mauvais, pour me motiver et m'aider à m'améliorer! J'apprécierais notamment une petite review quant à vos impressions sur la longueur du chapitre! Je ferai plus court pour les prochains si c'est trop embêtant à lire ^^' D'ailleurs, ce premier chapitre pourra peut-être vous sembler rébarbatif, mais c'est le début, et beaucoup de surprises vous attendent si vous décidez de suivre les aventures parisiennes de Sasha et de ses amis!

Edit: Pour les nouveaux lecteurs qui sont encore nombreux, n'hésitez pas à prendre votre temps pour ce 1er chapitre. Les prochains sont beaucoup moins longs ^^

Chapitre 1

La chaleur étouffante de l'été parisien s'était évanouie depuis quelques semaines et le mois de Septembre avait fini par arriver, apportant avec lui la mélancolie des débuts de l'automne et les premières pluies de feuilles jaunes et orangées parsemant timidement la chaussée. Après avoir passé leurs vacances dans leur résidence secondaire à Nice, la famille de Sasha Dotremont, quatorze ans bientôt quinze, s'était finalement installée dans leur hôtel particulier parisien de plus de trois-cent mètres carré, situé dans le dix-septième arrondissement de la capitale. Ils avaient eu le coup de foudre pour cette vielle bâtisse, entièrement rénovée par un architecte, réputé pour son goût de la nature et de la transparence. La maison était suffisamment grande pour accueillir une famille de quatre personnes, mais également le personnel engagé pour tenir en ordre les pièces d'un blanc immaculé, ainsi que le potager protégé par une serre, et le grand jardin qui ceinturait l'édifice. C'était un véritable jardin d'éden, planté au beau milieu d'un des quartiers les plus chics de la capitale, idéal pour le nouveau départ de cette famille très fortunée, fraîchement débarquée de Moscou.

Le foyer était composée de quatre membres. Le père, Charles Dotremont, un français expatrié qui avait réussi dans le monde des affaires, la mère, Marina, une ancienne mannequin ukrainienne qui avait mis fin à sa carrière pour s'occuper de ses enfants, Sasha, un adolescent brillant à l'avenir tout tracé, et Anya, la petite dernière âgée de cinq ans, toujours accrochée aux jupons de sa mère. La famille vivait jusque-là dans les beaux quartiers de Moscou, quand le père décida finalement de s'installer à Paris pour ouvrir la filiale française de son entreprise et permettre à ses enfants de s'imprégner un peu plus de la culture de son pays d'origine. Cette décision les avait tous ravis. La grisaille du ciel moscovite ne leur manquerait pas, malgré l'attachement qu'ils avaient pour cette ville où ils vivaient depuis une quinzaine d'années.

La mère, de son nom de jeune fille Marina Aleksandrovna Sokolova, était une jolie blonde vénitienne au teint pâle et aux yeux verts, originaire d'une petite ville de l'est de l'Ukraine, aux alentours de Donetsk. Son père, un ancien militaire russe, fier descendant d'un cosaque de Sibérie, était tombé fou amoureux d'une jeune étudiante ukrainienne lors d'une de ses missions, et de leur mariage étaient nés quatre enfants, dont Marina était la dernière. Elle mena là-bas une vie paisible et agréable, baignant dans la culture russe de son père, et ukrainienne de sa mère. À l'âge de quatorze ans, en visite chez ses grands-parents paternels vivant à Moscou, elle fut repérée par une recruteuse travaillant pour une célèbre agence de mannequin et démarra rapidement une carrière internationale qui la conduisit à voyager à travers le monde. Quelques années plus tard, elle rencontra Charles Dotremont, un français de quinze ans son aîné, gestionnaire d'un fond d'investissement installé dans la capitale russe, et plusieurs fois millionnaire grâce aux placements judicieux qu'il avait effectué dès le début de sa fortune. Chrétienne orthodoxe pratiquant sa religion avec ferveur, elle prit le temps de se laisser courtiser plusieurs mois, s'assurant qu'il ne s'agissait pas d'un caprice de l'homme d'affaires, et accepta sa demande en mariage quand il fut avéré qu'il s'agissait bien d'une histoire d'amour. Elle tomba enceinte peu de temps après et accoucha, un mois de novembre, de son premier enfant, Sasha, dont le prénom était le diminutif de celui de son père, Aleksander, et qu'elle n'eut pas le cœur à laisser à des nourrices. Elle mit alors fin à sa carrière pour ne se préoccuper que de l'arrivée de ce petit être que le Seigneur lui avait envoyé et l'enveloppa de tout l'amour et toute la tendresse dont elle était capable, compensant ainsi l'absence de son mari et le tempérament introverti de ce dernier.

Charles Dotremont était un homme froid et distant, obnubilé par son travail, mais profondément amoureux de sa femme et heureux d'avoir pu fonder une famille avec elle. Physiquement, c'était un homme d'âge mur de taille moyenne et de corpulence mince. Ses cheveux poivre et sel parfaitement disciplinés et son visage sévère lui conféraient le charme des hommes importants, préoccupés par des questions qui échappaient au quidam et débordants d'une énergie et d'un charisme propres aux personnes chargés de lourdes responsabilités. Il n'était pas particulièrement beau, mais sa figure brillait d'un si vif éclat qu'il n'avait pas eu de mal à séduire sa bien-aimée, qui le dépassait de dix bons centimètres. Son caractère déterminé et ambitieux, ainsi que son intelligence et sa culture, avaient tôt fait d'éblouir la jeune mannequin impressionnable et sensible à l'élégance des grands hommes. Contrairement à elle, il ne croyait pas en Dieu et considérait que les religions étaient une maladie qui gangrenait la surface du monde et soumettait les esprits les plus faibles, mais l'amour qu'il avait pour elle lui permettait de fermer les yeux sur sa bigoterie. Il acceptait qu'elle convie un prêtre pour discuter de leur mode de vie qui entrait parfois en conflit avec les préceptes de l'Église orthodoxe et s'accommodait des prières, des signes de croix et des bénédictions. Originaire du nord de la France, il avait grandit dans un foyer aux revenus modestes. Ses parents, ouvriers, étaient passés par de nombreuses difficultés au cours de leur vie. Les périodes de vache maigre qu'avait connu le chef d'entreprise l'avaient poussé, enfant, à se surpasser afin d'intégrer une grande école de commerce à l'aide d'une bourse de l'État et d'en finir avec la pauvreté qui asservissait sa famille. Il souhaitait offrir une retraite paisible à ses parents qui avaient toujours travaillé dur pour élever leurs cinq enfants, et gâter ses jeunes frères et sœurs qui avaient moins de capacités que lui. Après ses études, il partit pour les États-Unis où il travailla comme trader dans une grande banque New-yorkaise durant une dizaine d'années. Là-bas, il se lia d'amitié avec un jeune loup russe qui réussit à le convaincre de monter leur propre affaire et de s'expatrier en Russie, où certaines fortunes commençaient à émerger et à faire la différence. C'est ainsi qu'ils s'installèrent à Moscou et fondèrent leur propre fond d'investissement après avoir noué des contacts avec des oligarques qui cherchaient de nouveaux placements pour leur argent. Il rencontra la belle Marina Sokolova lors d'une soirée de gala et s'en éprit instantanément. Leur histoire d'amour donna naissance à Sasha et à Anya, et après plusieurs années dans la ville aux quarante fois, quarante églises, ils vinrent s'installer à Paris où Charles venait de monter la filiale française de son entreprise à succès.

Le fils aîné, Sasha, appelé affectueusement « Sachen'ka » par ses proches, était fasciné par le pays d'origine de son père. Il aimait passer ses vacances sous le soleil de la Côte d'Azur et maîtrisait parfaitement le français, malgré un léger accent qui lui faisait prononcer les « r » de façon un peu exagérée. Ce petit défaut n'était cependant pas dénué de charme et il conversait aisément avec les locaux, séduits par sa personnalité attachante et son physique de petit prince slave. Le jeune garçon était irrésistiblement attiré par les couleurs et les senteurs des étals de marché, et n'hésitait pas à y accompagner sa mère et sa gouvernante pour en humer les odeurs et poser des questions sur tout ce qui pouvait l'intriguer. Il appréciait l'énergie avec laquelle les commerçants s'employaient à vendre leurs produits et aimait écouter leur accent chantant qui lui paraissait si dépaysant. C'était un véritable plaisir pour lui de parcourir les rues de Nice, et de sentir la brise de la côte et les rayons du soleil frapper sa peau d'albâtre.

Sasha était un garçon charmeur, capable de se faire apprécier par la plupart des gens grâce à son intelligence et à son esprit vif. Il ne craignait pas de rencontrer de nouvelles personnes. Sa mère voulait en faire un homme du monde et de ce fait, avait décelé ses compétences pour les arts alors qu'il était très jeune. Elle l'avait encouragé à apprendre le piano, la danse et le chant, et avait tant à cœur de stimuler sa créativité qu'elle l'emmenait régulièrement à des défilés de mode, des concerts ou des expositions d'art contemporain organisés par ses amis artistes. Toutes ces activités faisaient de Sasha un petit garçon extrêmement occupé, toujours entouré d'adultes. Il avait hérité de la beauté slave de sa mère et son air pur et juvénile lui avait toujours permis d'obtenir ce qu'il désirait. Les hommes et les femmes tombaient irrémédiablement sous le charme de sa petite bouille angélique, et on complimentait régulièrement la chevelure auburn qui encadrait son visage fin au teint laiteux, et ses grands yeux ambres bordés de longs cils. Son petit nez retroussé et parsemé de tâches de rousseur contribuait à lui donner un aspect enfantin, et ses lèvres roses et délicates invitaient malicieusement aux baisers maladroits des flirts adolescents. De par sa petite taille et son apparente fragilité, son entourage avait tendance à le surprotéger, mais c'était un garçon précoce, doué dans tout ce qu'il entreprenait et particulièrement autonome. Passionné de mode, il était élégant, attaché aux bonnes manières et au respect des règles, mais son allure chétive et efféminée avait le don d'agacer son père qui rêvait d'un fils viril, capable d'en imposer quand l'heure de reprendre le flambeau viendrait. Le rêve de Sasha de devenir le nouveau Yves Saint-Laurent ou le prochain Jean-Paul Gauthier était relégué à la dernière place, bien caché dans une boîte au fin fond de son jardin secret. Sa principale préoccupation était de satisfaire aux exigences paternelles en obtenant les meilleurs notes au collège, captant ainsi toute l'attention et créant l'étonnement et l'admiration. La réussite de son père était un modèle pour lui qui n'avait jamais connu la misère, mais il était beaucoup plus proche de sa mère, qui était sa confidente dans les moments difficiles, lorsque les pressions exercées par son paternel finissaient par le rendre vulnérable aux attaques du monde extérieur. Charles ne tolérait que l'excellence, et cela était valable autant pour l'apparence de son fils que pour ses résultats scolaires. « Tu es un homme, cesse donc te comporter comme une fille ! ». Cette phrase résonnait en lui depuis l'enfance. Un jour, son père l'avait surpris vêtu de la robe d'une de ses cousines plus âgée qui s'amusait à le travestir. La colère qui avait emporté l'homme à la vue de son fils habillé comme une fille avait marqué le petit garçon, inconscient d'avoir commis une faute. Âgé de six ans à peine, ce fut un choc pour lui de se rendre compte qu'aux yeux de l'homme qu'il admirait tant, il lui était interdit d'être coquet. Les robes étaient tellement plus agréables à porter, et tellement plus jolies que les chemises et les pantalons... C'était injuste. D'autant plus que paraître fort et brutal comme les autres garçons allait contre sa nature. Il lui était beaucoup plus réjouissant de se lover dans les bras tendres et caressants des femmes de la famille. Avide d'amour et d'attention, il recherchait constamment l'approbation de son père. Les études devinrent alors le lien qui les unissait. Il ne pouvait être le garçon imposant et athlétique dont rêvait Charles, alors il serait le plus intelligent et le plus ambitieux de tous.

Ce besoin de plaire était si présent chez Sasha qu'il lui arrivait de se montrer un peu rigide, voire autoritaire ou tyrannique lorsque les choses ne se passaient pas comme il l'avait prévu. La vérité, c'était qu'il cachait son hypersensibilité derrière un masque de perfection et d'élève modèle. Il supportait difficilement de perdre le contrôle sur ses émotions, et s'employait à les cacher au reste du monde. Cette habitude le rendait un peu lisse en comparaison des jeunes de son âge, alors qu'en lui bouillonnait une soif de découvertes et de nouvelles expériences. Il avait souvent rêvé de Paris. Il l'imaginait comme une ville empreinte d'un éternel romantisme où tout devenait possible et où tout secret inavouable avait sa place. Il ne pouvait concevoir un meilleur endroit pour commencer ses années de lycée. Il espérait faire de nouvelles rencontres, toutes plus enrichissantes les unes que les autres, et peut-être s'éprendre d'une jolie française, amoureuse de la littérature et des arts avec qui il pourrait refaire le monde. Les choses ne pouvaient que bien se dérouler dans cette cité qui avait abrité tant d'artistes et d'intellectuels venus du monde entier. Il avait le sentiment d'être un privilégié parmi toutes les personnes qui rêvaient de fouler les pavés de la ville des Lumières. Il trépignait d'impatience de rencontrer ses nouveaux camarades et de voir ce que cette nouvelle vie avait à lui offrir.

La veille de sa rentrée, le jeune garçon eut beaucoup de mal à s'endormir, tant il était excité par ce qui l'attendait. Quand son réveil sonna, il avait dormi quatre heures à peine et la fatigue se lisait sur son visage. Il alla prendre sa douche pour défroisser ses traits tirés et enfila l'uniforme préparé par la gouvernante russe, Svetlana, qui les avaient suivis en quittant Moscou, puis se dirigea vers la salle à manger pour déguster le copieux petit-déjeuner qu'elle avait cuisiné. Sa famille était déjà attablée, car ses parents ne voulaient pas rater son départ pour son premier jour de lycée. Son père avait même insisté pour l'accompagner en voiture avec son chauffeur.

Sasha se réjouit de trouver sur la table des « vareneki », sorte de raviolis farcis de fromage blanc et saupoudré de sucre, et de délicieux pancakes russes appelés « oladi », fondants au milieu et croustillants à l'extérieur, qu'on garnissait de miel, de confiture ou de fruits rouges. Il accompagna son repas d'un thé fumé qu'il sucra avec de la confiture de framboise, puis ce fut rapidement l'heure de quitter la maison pour rejoindre la luxueuse voiture de son père, une Bentley Mulsanne noire que ce dernier avait acquis récemment, et d'emprunter la route qui le mènerait vers son nouveau lycée, situé dans le très chic septième arrondissement de Paris. Durant le trajet, Charles lui fit ses dernières recommandations pour réussir cette rentrée. Il ne le montrait pas, mais il était inquiet que son fils ne se plaise pas dans l'établissement qu'il avait choisi et qu'ils n'avaient pas pu visiter ensemble par manque de temps. C'était une première pour le jeune garçon de suivre des cours en français. Le russe était la langue qu'il employait le plus, le français étant réservé aux échanges avec son père et à sa famille restée en France et qu'il ne voyait qu'en de rares occasions. Malgré sa parfaite compréhension de la langue de Molière, il lui arrivait de se tromper et de chercher ses mots, plus particulièrement quand il s'agissait de lire un texte. Ce n'était toutefois pas une source d'inquiétude pour Sasha. Il savait qu'il finirait par s'habituer s'il conservait sa capacité de travail et d'apprentissage. Il finit par descendre de voiture, après les encouragements maladroits de Charles et pénétra dans la petite cour de l'établissement, où les élèves étaient réunis. Il commença par admirer le bâtiment à l'architecture classique s'élevant sur trois étages et datant du milieu du dix-septième siècle, et imagina le nombre d'élèves qui avaient fait leurs classes dans cet environnement prestigieux, réservé à l'élite. Il en faisait désormais partie, ce qui éveilla une pointe de fierté en lui. Une petite dizaine de marches menaient vers l'entrée du bâtiment principal, où était affiché le panneau comportant l'inscription des noms des élèves et des classes auxquelles ils étaient assignés. Il s'y engouffra pour rechercher les informations dont il avait besoin et quand il vit son nom sur l'une des listes, il alla prendre place dans la file des seconde deux qui avaient pour professeur principal un certain Monsieur Duhamel. Il regarda autour de lui et constata que la plupart des étudiants semblaient se connaître. De petits groupes s'étaient déjà constitués et discutaient entre eux, sans lui accorder la moindre importance. Il prit conscience à cet instant qu'il était seul, perdu au milieu d'une foule qui ne le voyait pas. Envahi par un sentiment de solitude, il ne remarqua pas le regard insistant d'un de ses camarades qui se tenait derrière lui. Il s'adossa contre le mur et soupirant, tourna son visage vers l'observateur qui détourna rapidement les yeux pour continuer à discuter avec ses amis. La réaction du jeune homme surpris légèrement Sasha, mais il n'en tint pas vraiment compte. À première vue, ce n'était pas le genre de garçons avec qui il se liait d'amitié facilement. Il était tout l'inverse de lui : grand, athlétique, doté d'un joli visage ovale au teint hâlé et d'une paire d'yeux marrons en amande. Il devait sûrement faire partie de la catégorie des gens populaires du lycée. Il discutait avec un autre élève, et une jeune fille qui minaudait devant lui. À voir l'attitude mièvre de cette dernière et sa façon de se se tenir, elle devait certainement être en pleine entreprise de séduction. La cloche finit par retentir, et le fameux Monsieur Duhamel vint chercher ses nouveaux élèves, qu'il pria de se calmer pour se diriger sans débordements vers la salle de cours. Une fois arrivés en classe, il fit l'appel et installa les lycéens par ordre alphabétique.

Sasha se retrouva assis à côté d'une jolie blonde aux yeux bleus et au visage rond, coiffée de deux longues couettes attachées par deux rubans noir et d'une barrette en forme de croix. Elle s'appelait Rose Dossancourt. Ils se saluèrent d'un signe de tête, et elle le gratifia d'un magnifique sourire, ce qui détendit instantanément l'adolescent. Au moins, sa voisine semblait aimable et prête à échanger avec lui. Il ne se risqua pas à bavarder tout de suite, préférant se concentrer sur les paroles de Monsieur Duhamel qui leur enseignerait, en plus d'être leur professeur principal, l'histoire et la géographie ainsi que l'éducation civique, juridique et sociale. La première heure s'écoula sous un flot de paroles ininterrompues qui expliquait les règles de l'établissement et le programme de l'année, puis ce fut le moment de rejoindre la salle de physique-chimie située plus loin au premier étage. Sasha eut à peine le temps de se lever que sa jolie voisine l'interpella joyeusement :

« Sasha, c'est ça ?

– Oui, répondit-il en se tournant vers elle.

– T'as pas fait le collège ici, pas vrai ? C'est la première fois que j'te vois...

– Oui, je suis de Moscou. Je suis arrivé cet été.

– C'est joli ton accent... Ça te dit qu'on reste côte à côte pour le cours de physique ?

– Euh oui, si tu veux... »

Ils quittèrent la salle et se dirigèrent rapidement vers le lieu de leur prochain cours. Comme pour la première heure, ils s'assirent l'un à côté de l'autre, la prof leur laissant le libre choix de leurs places. Sasha en profita pour observer de temps à autre sa jeune voisine, qu'il trouvait particulièrement jolie et avenante. Elle était petite, ce qui était une qualité pour lui qui était parfois complexé par sa taille et tout comme lui, elle paraissait plus jeune que son âge, trait qui était accentué par sa coiffure enfantine et ses grands yeux bleus clairs dont les longs cils se recourbaient naturellement, lui conférant un air mutin. Elle avait un visage doux et empreint d'espièglerie, serti d'un petit nez court et fin, et de lèvres boudeuses toujours prêtes à s'étirer en un large sourire. Ses longs cheveux blonds et lisses lui descendaient jusqu'en bas du dos, ce qui était une originalité par rapport aux autres jeunes filles de la classe qui arboraient des coiffures beaucoup plus matures. Elle n'en paraissait que plus candide, comme si elle avait décidé de rester une petite fille dans un monde où l'image des femmes était toujours plus sexualisée. Elle dégageait un parfum floral, caressant et chaste, aux notes douces et sucrées, ce qui donnait envie de baiser tendrement sa nuque ainsi découverte par ses cheveux relevés. Durant quelques instants, il se demanda si une forme de désir pour elle n'était pas en train de naître en lui. Elle remarqua le regard indiscret que lui portait son nouveau camarade et lui sourit gentiment, ce qui le déstabilisa, ne s'attendant pas à être pris sur le fait.

Vers dix heures trente, ce fut enfin l'heure d'une première pause. Rose proposa au jeune garçon de passer la prochaine demi-heure à faire connaissance dans le jardin situé derrière le lycée, qui servait de cour de récréation pour les élèves. Il acquiesça et ils descendirent pour rejoindre le lieu de détente arboré où leurs camarades se pressaient. Tout le monde était vêtu de l'uniforme d'hiver du lycée. Pour les garçons, une chemise blanche sur pantalon noir, sur laquelle ils portaient un pull noir en col V serti de l'écusson de l'école, avec ou sans la veste noire sertie du même écusson. Les filles portaient à la place du pantalon une jupe droite de couleur noire arrivant jusqu'aux genoux, et des collants opaques. Les deux groupes arboraient autour du cou une cravate aux rayures diagonales noires et vertes, et des chaussures de ville noires aux pieds. Une fois arrivés dans le jardin, Rose agrippa le bras de son nouvel ami et l'entraîna dans une promenade au milieu de leurs camarades :

« Alors, t'es arrivé à Paris depuis combien de temps ?

– Seulement deux semaines... J'ai passé l'été à Nice avec ma famille.

– Donc tu n'as pas encore eu l'occasion de visiter ?

– Non, pas vraiment... Mais j'espère me rattraper ! J'ai toujours voulu voir Paris !

– Tu n'étais pas bien à Moscou ?

– Si, bien sûr, mais Paris c'est romantique, répondit-il avec enthousiasme. Tout le monde rêverait de vivre ici ! Montmartre, la Tour Eiffel, l'art de vivre à la française... Et les parisiens sont connus pour être élégants, ils mangent bien, ils sont intelligents et cultivés... »

Rose se mit à rire doucement :

« C'est tellement caricatural... J'espère que tu ne vas pas déchanter trop rapidement ! On est surtout connu pour être de vrais têtes de lards !

– Qu'est-ce que ça veut dire « tête de lard » ?

– Qu'on a mauvais caractère et qu'on râle tout le temps !

– Ah ne t'inquiètes pas pour ça, à Moscou, les gens sont parfois un peu agressifs aussi... C'est comme ça dans les grandes villes !

– Bon alors, il faudra que je t'emmène sur les quais de Seine un de ces quatre ! Tu seras jamais un vrai parisien si t'as jamais passé la soirée assis en face de Notre-Dame avec une bouteille de vin ! »

Ils rirent et continuèrent de marcher tranquillement sous les arbres quand un groupe de jeunes filles qui avançaient dans leur direction les accostèrent soudainement :

« Ah ! On dirait que la mocheté satanique s'est enfin trouvée un pote ! »

Elles s'éloignèrent en riant, ravies de leur raillerie et se moquant éperdument de recevoir une réponse. Surpris, Sasha observa sa camarade de classe dont le visage s'était éteint. Il lui demanda :

« Est-ce que ça va ? Je n'ai pas bien compris ce qui vient de se passer...

– T'inquiètes, c'est juste des pestes. Je suis différente, ça leur plaît pas. Y'a pas grand chose à expliquer... Heureusement, y'a une vie après les cours ! J'ai pas besoin d'être populaire et de traîner avec ce genre de meufs...

– En tous cas, je ne vois rien de satanique chez toi ! Tu es très jolie !

– Oh c'est trop gentil, merci ! »

Sasha fut heureux de voir le visage de Rose s'illuminer à nouveau, mais elle avait beau s'en défendre, il voyait bien que leur remarque l'avait touchée. Il n'était pas du genre à juger sans connaître, et il n'aimait pas non plus les gens qui se permettaient de dénigrer les autres sous prétexte qu'ils se sentaient supérieurs. Il aimait bien cette jeune fille qui était la seule à avoir pris la peine de venir vers lui. Elle était charmante, et tout à fait son style, s'il en avait un. Le temps lui dirait s'il avait raison de lier une amitié avec elle.

Les semaines qui suivirent, Sasha découvrit rapidement la personnalité singulière de Rose. Enfant unique d'un couple d'avocats réputés de la capitale, c'était une jeune fille emplie d'une joie de vivre et d'un enthousiasme communicatif. Certes elle n'était pas très appréciée par certains de ses camarades, mais il était touché par sa sympathie et sa facilité à s'exprimer sur tous les sujets. Curieuse de tout, elle le bombardait de questions sur ses origines et n'hésitait pas à dire tout ce qui lui passait par la tête. Elle semblait totalement dénuée de filtre. Ses parents étant très occupés, elle se retrouvait souvent seule chez elle avec le personnel de maison, et passait la plupart de ses week-ends chez des amis, à jouer aux jeux vidéos ou à regarder des dessins animés japonais. Elle se vantait d'ailleurs d'être une « otaku », passionnée par le pays du soleil levant. C'était de cette manière qu'elle parvenait à échapper à la réalité morose de son quotidien au lycée. Elle avait aussi une âme d'artiste, ce qui plaisait beaucoup à Sasha. Elle aimait le chant et apprenait à jouer de la basse en autodidacte. Cependant, il remarqua assez vite qu'elle était une élève médiocre, et qu'elle était plus intéressée par ses activités extra-scolaires que par sa moyenne en mathématiques. Elle était en retard sur la plupart des matières, les langues et le français étant ses seuls points forts, et ça n'avait pas l'air de beaucoup l'inquiéter. Il décida tout de même de lui proposer son aide pour lui éviter l'échec scolaire, car visiblement, elle était intelligente, même si terriblement dissipée. Un vendredi, lors de la pause du midi, il l'invita à se rencontrer en dehors des cours pour travailler ensemble. Elle parut enthousiaste mais refusa son offre :

« Je suis déjà prise ce week-end, j'ai une séance photo de prévu...

– Tu devrais plutôt t'inquiéter de tes notes, non ?

– Y'a pas que les devoirs dans la vie ! Plutôt que de réviser, viens avec moi demain ! T'aimes la mode, non ? Ça te fera sortir et je te présenterai mes potes ! »

Sasha hésita un instant, mais se laissa vite convaincre. Après tout, ce n'était que le début de l'année, et il n'avait pas fait grand chose depuis son arrivée à Paris. Rose était une fille amusante avec qui il aimait passer du temps, et c'était une bonne occasion de la connaître un peu plus et de faire de nouvelles rencontres, ses camarades de classe ne s'intéressant pas vraiment à lui. Elle lui donna rendez-vous le lendemain après-midi au métro Tolbiac, dans le treizième arrondissement.

Ce jour-là, le jeune garçon prit soin de s'apprêter. Il avait bon goût, et un dressing à faire pâlir de jalousie n'importe quelle jeune femme férue de shopping. Sa mère ne lui refusait rien s'il s'agissait de vêtements, de chaussures ou d'accessoires. Il enfila une chemise en jean sur un pantalon slim noir, qu'il recouvrit d'un gilet en laine oversize de couleur blanc crème, puis posa sur sa tête un chapeau en feutre noir orné d'un ruban en gros grain. Pour égayer le tout, il choisit de mettre sa paire de Converse montantes rouge vif, puis il quitta rapidement la maison pour pendre un taxi jusqu'au lieu de rendez-vous. Il chercha des yeux son amie, et quand il la vit un peu plus loin lui faire de grands signes, vêtue d'une robe noire et blanche de gothique lolita et d'une paire de bottes plate-formes gothiques en cuir, fermées par des boucles en acier, il fut saisi de stupeur. Elle traînait derrière elle une valise violette qui devait contenir ses tenues pour la séance photo. C'était la première fois qu'il la voyait sans uniforme et la stupeur était au rendez-vous. Rose avait toujours cet air pur et candide qui la caractérisait depuis le début, mais ses chaussures et tout ce noir qui l'enveloppait contrastaient violemment avec son image angélique. Sasha comprit un peu mieux pourquoi les filles de l'autre fois s'étaient moqué d'elle en la traitant de satanique. Un esprit fermé et ignorant aurait pu conclure qu'elle s'adonnait à des rites méphistophéliques en compagnie d'autres illuminés, cloîtrés dans une chambre froide et obscure, décorée de crânes humains et d'accessoires gothiques en tous genres. Il s'approcha lentement d'elle, prenant soin d'examiner tout son attirail :

« Est-ce que c'est une tenue... gothique ?

– Tu n'aimes pas ?

– C'est pas mon style mais... je crois que ça te va bien ! »

Elle lui sourit, comme à son habitude :

« Tu es toujours poli et gentil, toi... Allez viens, il faut qu'on marche encore un peu pour arriver chez mon cousin.

– Ton cousin ? Je croyais qu'on allait voir tes amis...

– Mon cousin, c'est mon meilleur ami ! C'est un artiste. Et il y a toujours du monde chez lui donc t'inquiètes pas, je t'embarque pas dans une réunion de famille !

– Ah… et ça ne pose pas de problème à ses parents ?

– Il a dix-neuf ans et il vit seul. Notre grand-mère lui a légué une de ses maisons. Il manquerait plus que ses parents lui disent quoi faire chez lui ! Mais bon, j'te préviens, il a un look un peu particulier... Lui et moi, on aurait dû être frère et sœur tellement on est pareil... C'est le seul à me comprendre dans cette famille de merde...

– Je vois...

– T'inquiètes, si tu m'aimes, tu l'aimeras aussi ! »

Ils descendirent la rue de Tolbiac jusqu'à la rue du Moulin-des-Prés qu'ils empruntèrent sur une trentaine de mètres. Finalement, ils s'arrêtèrent devant une vieille maison sans prétention, construites sur trois niveaux. Rose ne prit pas la peine de sonner et entra en s'annonçant :

« C'est moi, il y a quelqu'un ? »

Elle laissa sa valise dans l'entrée qui donnait directement sur le salon et sur une véranda où trois jeunes hommes étaient assis autour d'une table en bois verni qui avait déjà bien vécue. Rose s'élança vers eux, entraînant Sasha dans sa course. Les garçons bavardaient tranquillement en fumant un joint. L'un d'eux semblait avoir des origines asiatiques le deuxième était noir, ses cheveux cachés sous une casquette américaine, et le troisième était blond, et avait l'air d'être le plus normal des trois garçons. La fumée âcre qui embaumait la pièce prit rapidement à la gorge de Sasha qui toussota discrètement. Sur la table traînaient des paquets de cigarettes, des bières entamées, et un cendrier qui commençait à déborder. Visiblement, l'hygiène de vie des trois compères laissait à désirer. Rose enroula ses bras autour du cou de l'asiatique et déposa un baiser sur sa joue. Ce dernier tourna lentement la tête vers elle :

« T'es là, ma belle ?

– Oui ! Et je suis pas venu seule ! Sasha, j'te présente Julien, mon cousin !

– Bon... Bonjour, balbutia l'adolescent. »

Il était surpris de voir que les deux cousins n'avaient absolument rien en commun physiquement. Julien poussa doucement Rose sur le côté pour voir à qui appartenait la petite voix craintive et immature qui l'avait salué. Quand il vit la petite bouille de Sasha, il sourit en découvrant ses jolies dents :

« C'est ta copine ? demanda-t-il à Rose. »

Celle-ci pouffa de rire :

« Mais non ! C'est un mec ! T'as encore trop fumé, toi ! On est dans la même classe !

– Ah ? Un mec ? Sérieux ? »

Sasha était un peu déstabilisé. Ce n'était pas la première fois qu'on le prenait pour une fille, mais le jeune homme qui s'adressait à lui avait l'air encore plus loufoque que sa cousine. Âgé de dix-neuf ans, il était très grand et mince, la tête couronnée d'une longue chevelure brune rasée sur les côtés et ramenée en une queue de cheval brouillonne qui tombait au milieu de ses omoplates. Son visage fin et ovale, aux traits asiatiques et un peu féminins, était incrusté de deux yeux noirs et bridés. Deux piercings ornaient chaque côté de sa lèvre inférieure et un anneau décorait son septum nasal. De ses oreilles pendaient deux plugs noirs d'environ trois centimètres qui déformaient ses lobes. Sous son tee-shirt blanc, on devinait qu'il était tatoué de différents motifs asiatiques sur le dos, les bras et le torse. Un sourire lumineux éclairait son visage et malgré les modifications corporelles qui le rendaient intimidant, il semblait très chaleureux. C'était la première fois que Sasha était confronté à ce genre de personnage, mais il lui trouvait un charme atypique. Julien se leva de sa chaise et lui serra la main :

« Désolé, c'est la première fois que je vois un mec avec un aussi joli visage... Tu voudrais pas poser pour moi ? »

Sasha rougit, sans savoir s'il devait être flatté ou irrité. Il savait qu'il était plus efféminé que les autres garçons de son âge, son père lui en avait souvent fait le reproche, et son visage aux traits féminins pouvait en troubler quelques-uns, mais il préférait croire que la puberté n'avait pas encore achevé son œuvre et que par politesse, on ne le lui ferait pas remarquer de façon aussi spontanée. La remarque était un peu humiliante, mais il prit sur lui et se dit que ce rustre devait avoir le même problème de filtre que sa cousine. Il afficha un sourire forcé et répondit :

« Non, Rose m'a invité parce-que je ne suis pas beaucoup sorti depuis que je suis à Paris...

– C'est quoi cet accent ? coupa Julien.

– Russe... c'est russe...

– T'es russe ? Cool, ça rajoute à ton charme. T'es sûr que tu veux pas poser ? »

Sasha rougit de plus belle et les deux autres garçons assis autour de la table se mirent à rire :

« Fais pas attention à lui ! C'est son truc de flirter avec tout le monde ! »

Celui qui venait de prendre la parole était le jeune garçon noir, prénommé Al. Lui aussi affichait des piercings à la lèvre et sur les oreilles. Il arborait un look original, à mi-chemin entre la mode urbaine et le style de rockeur avec sa grande casquette, son jean slim et son blouson aviateur. Il n'était pas très grand, et de corpulence mince, et son visage inspirait tout de suite la sympathie. Ses grands yeux rieurs et son sourire lui conféraient beaucoup de charme et donnaient envie d'engager la discussion avec lui. Toutefois, il était difficile de lui donner un âge. Le garçon assis à ses côtés s'appelait Florent et dégageait la même impression de jovialité. Un peu plus grand, et plus costaud que son voisin, son allure était beaucoup plus classique que celles de ses deux comparses. Blond aux yeux bleus azur, il était vêtu d'un simple jean et d'une paire de baskets Nike, ainsi que d'un tee-shirt noir recouvert par une veste en cuir. Al et Flo semblaient très complices malgré leurs looks opposés, et partageaient apparemment le même humour.

La liberté avec laquelle ces trois jeunes hommes riaient et discutaient tout en fumant tranquillement leurs joints et en savourant leurs bières rappela à Sasha les fantasmes qu'il avait eu des intellectuels parisiens du dix-neuvième et début du vingtième siècle, s'enivrant d'Absinthe et s'égarant dans la torpeur des fumées de l'opium, comme cela avait été si souvent décrits dans les livres. Julien proposa un verre de jus de fruit aux deux adolescents. Ils acceptèrent et se dirigèrent tous les trois dans la petite cuisine, située juste à côté de l'entrée, laissant les deux autres à leur conversation. Julien sortit alors une brique de jus de pomme du réfrigérateur et leur servit un verre à chacun. Sasha en saisit un, et avant d'avoir pu en boire une gorgée, il entendit la porte d'entrée s'ouvrir. Une voix de jeune homme au ton monotone y résonna :

« Yo, c'est moi...

– Cuisine ! s'écria Julien. »

Le nouvel arrivant ouvrit la porte et les rejoignit dans la pièce, un skateboard sous le bras. Sasha fut immédiatement saisi par son physique tandis que Rose se ruait vers lui et lui sautait au cou :

« Lucas ! J'suis trop contente de te voir ! »

Il lui sourit tendrement et l'étreignit à son tour après avoir déposé sa planche contre le plan de travail. Puis il leva ses beaux yeux gris, sublimés par un grain de beauté sous l'œil gauche, et croisa le regard fiévreux de Sasha pour qui le temps semblait s'être arrêté. Son corps s'était figé tandis qu'il ne parvenait pas à détourner ses yeux de ceux du nouveau venu. Le sang afflua rapidement dans ses veines et vint irriguer son cœur qui battit de plus en plus fort et de plus en plus vite, comme s'il cherchait à s'extirper de sa poitrine. Ses joues s'échauffèrent à mesure qu'il se noyait dans ce regard énigmatique. Le sol aurait pu trembler sous ses pieds qu'il ne l'aurait pas senti. Plus rien n'existait autour de lui, à part ce regard froid et métallique qui venait de le traverser, et déchiquetait impitoyablement son intérieur, comme l'aurait fait un prédateur fondant inexorablement sur sa proie.

Lucas était un garçon de dix-sept ans d'une beauté froide et insolente. Ses yeux plissés, de forme étirée et d'un gris si incroyablement pâle, brillaient comme des diamants et transperçaient de part en part quiconque s'attardait sous les mèches brunes et lisses qui retombaient délicatement sur son front et contrastaient avec sa peau claire. Son nez droit et fin, dont l'extrémité remontait légèrement, était planté au milieu d'un joli visage carré aux traits élégants, et surmontait de jolies lèvres ourlées, génératrices d'une sensualité indéniable. Sur chacune de ses oreilles, il portait un bijou en forme de disque noir et argenté, visible au travers les cheveux sombres qui glissaient contre ses joues creuses, et venaient tomber en dégradé sur sa nuque. Coiffé d'un bonnet noir qui le grandissait, il devait déjà mesurer près d'un mètre quatre-vingt. Il portait un tee-shirt gris sous une chemise à carreaux marronnasse, dont les manches relevées laissaient entrevoir le portrait d'une louve câlinant ses deux petits, intégré sous un feuillage, et tatoué sur son avant-bras gauche. Son jean descendait sous ses fesses et tenait grâce à une épaisse ceinture en cuir. Malgré son apparence un brin négligée, une aura majestueuse émanait du jeune homme, éclipsant tout ce qui se trouvait alentour, et la lueur fantastique qui scintillait dans ses yeux témoignait d'une trop vive intelligence. Il se tenait là, immobile et le front haut, son bras droit entourant fermement la taille fine de Rose, et son regard toisant impassiblement Sasha.

Pour la première fois de sa vie, l'adolescent se sentait tout petit et insignifiant, englué dans la masse de personnes ordinaires qui arpentaient la Terre. Lui qui aimait tant être au centre des attentions et tendait parfois au narcissisme, ne pouvait ressentir que de la jalousie pour cet être merveilleux, cruelle démonstration d'iniquité des dons qu'octroyait la nature aux hommes. Évidemment, il ne laissait personne indifférent avec son visage d'ange, mais la beauté de Lucas était virile, tranchante et indiscutable : c'était celle d'un adolescent en passe de devenir un jeune adulte. Après leur longue étreinte, Lucas se détacha des bras de Rose et s'adressa à elle d'une voix cajoleuse :

« J't'ai dit que j'serais là aujourd'hui...

– On n'est jamais sûr avec toi ! T'as dit la même chose la dernière fois, mais on t'a pas vu au final ! Imane est devenue plus importante que nous !

– J'devais lui montrer un truc...

– Ouais, ouais, on se doute de quel genre de trucs... »

Il déposa un baiser sur sa joue et posa à nouveau son regard froid sur Sasha. Julien, qui buvait sa bière, fit les présentations :

« Sasha, Lucas, un ami d'enfance et mon modèle photo préféré. Lucas, Sasha, un pote de Rose. Il est russe.

– Salut. »

Lucas tendit la main vers Sasha qui sursauta légèrement. Ils se la serrèrent sans se quitter des yeux. À la grande surprise de l'adolescent, Lucas lui adressa un sourire :

« Bienvenue à Paris.

– Merci... »

Julien reprit la conversation :

« Alors Lucas, tu poses pour moi aujourd'hui ?

– Non.

– Alleeeez ! M'obliges pas à te supplier !

– Quand t'arrêteras d'essayer d'me foutre à poil, j'y réfléchirai...

– Est-ce que j'ai tort de vouloir immortaliser ton merveilleux corps d'athlète ? C'est l'artiste qui parle, là...

– T'es un pervers, cherche pas d'excuse à tes déviances. »

Rose se mit à rire et les interrompit :

« T'inquiètes pas, Sasha. Ils sont toujours comme ça !

– Non, non... ça va... »

Sasha recommençait tout juste à reprendre sa couleur d'origine quand Lucas s'adressa à nouveau à lui :

« Pourtant, y'a de quoi s'inquiéter. Julien couche avec la plupart de ses modèles, homme ou femme.

– Mais il n'a rien à craindre, ce n'est pas un de mes modèles...

– Ah ? »

Lucas leva un sourcil en fixant Sasha l'air étonné, et Julien s'empressa de préciser :

« Je lui ai proposé, mais il a refusé... »

Sasha rougit de nouveau en voyant tous ces regards tournés vers lui, mais il tenta de ne pas paraître trop décontenancé :

« Je me disais bien qu'il avait l'air étrange, dit-il en essayant de prendre un ton assuré.

– Comment ça ?! C'était un vrai compliment, tout à l'heure ! s'écria Julien. »

Lucas demanda alors à son ami :

« Qu'est-ce que tu lui as dit ?

– Qu'il ressemblait à une fille ! »

Il rit :

« C'est vrai que tu ressembles à une fille...

– Tu vois ?! J'suis pas le seul à le penser !

– Je ne vois pas en quoi c'est un compliment, répondit Sasha.

– C'est juste sa façon de te dire qu'il veut te pencher en avant et voir ce que tu vaux à quatre pattes. »

Sasha vira au rouge pivoine tandis que Julien essayait de nier les intentions que lui prêtait son ami :

« Pourquoi tu lui dis des choses pareilles ? Il est tout rouge ! Il va avoir peur à chaque fois que j'passerais derrière lui, tout ça à cause de ton humour foireux...

– Une chose est sûre, c'est que c'est moi qui te ferait ressembler à une fille si tu tentais quelque chose de bizarre, répondit Sasha, sous-entendant par là qu'il l'émasculerait sans hésitation. »

Sa répartie fit rire les jeunes gens, et Julien se rendit non sans un large sourire :

« Très bien. Je ferai attention alors... »

Rose, qui était restée silencieuse jusque-là, finit par intervenir en voyant que Sasha affichait un visage inquiet, ce qui ne lui ressemblait pas :

« Vous êtes lourds, les mecs ! T'as rien à craindre, Sasha. Ils te testent parce-qu'ils sont jaloux que tu sois plus charmant qu'eux deux réunis. »

Sur ces mots, elle quitta la pièce en tirant Sasha par le bras et récupéra sa valise laissée dans l'entrée. Ils traversèrent tous deux le salon pour passer par les escaliers et monter à l'étage, laissant les deux amis seuls dans la petite cuisine. Julien sortit une bière du réfrigérateur et la tendit à Lucas :

« C'était marrant...

– Ouais.

– T'as vu la même chose que moi ?

– De quoi tu parles ? »

Julien éclata de rire :

« Du coup de foudre de Sasha quand t'es rentré dans la pièce...

– Peut-être. J'en sais rien.

– Fais pas genre. Tu sais très bien l'effet que tu produis sur les autres...

– Alors pourquoi est-ce que tu me demandes ?

– Parce-que j'veux savoir ce que tu penses... »

Lucas s'avachit lentement sur le comptoir en soupirant, sa bière à la main. Il cacha son visage dans son bras, obligeant Julien à soulever les mèches de cheveux pour découvrir son front et ses yeux fermés. Lucas rouvrit ces derniers et les plongea dans ceux presque noirs qui le scrutaient, puis il sourit d'un air énigmatique avant de dire :

« Ce serait tellement facile que c'en est déjà ennuyeux... »

Julien lui rendit son sourire et se pencha sur le comptoir, imitant la position de son ami en lui faisant face :

« Tu ne veux pas t'amuser un peu ?

– C'est juste un puceau qui connaît rien à la vie... »

Lucas se releva et but quelques gorgées de sa bière. Il savait très bien ce que Julien voulait dire par « s'amuser un peu ». Ils n'avaient aucun secret l'un pour l'autre. Il s'étira, puis quitta la pièce sans un mot pour rejoindre Al et Flo qui discutaient bruyamment dans la véranda. Julien le suivit des yeux, puis se leva à son tour, souriant, et persuadé d'avoir vu quelque chose qu'il n'aurait pas dû.

Rose et Sasha se retrouvèrent dans une des pièces du dernier étage de la maison. Celle-ci servait de studio photo à Julien. Elle avait été intelligemment aménagée pour que le jeune homme puisse se consacrer à sa passion. Une lumière agréable la traversait par les deux grands velux installés sur la toiture en pente. Deux projecteurs étaient dirigés vers un tissu blanc tendu sur le mur du fond, et devant lequel était posé un tabouret. L'appareil photo de Julien était déjà installé sur son trépied, et un bureau sur lequel trônait un ordinateur dernière génération était posé dans un coin de la pièce. Rose commença par ouvrir sa valise et à sortir plusieurs tenues pour les accrocher à une petite penderie qui traînait là. Sasha l'y aida, admirant l'élégance et la qualité des robes qu'elle comptait mettre pour la séance. Il se perdit quelque peu dans ses pensées. Alors qu'il venait tout juste d'échapper aux plaisanteries des deux garçons concernant l'ambiguïté de son physique, il se souvint d'une phrase de son père :

« Les robes ne vont pas aux garçons. »

Donc s'il ressemblait à une fille, pouvait-il au moins se permettre de rêver aux jolies robes et aux bijoux dont elle pouvait se parer ? À Moscou, grâce à l'ancien métier de sa mère, il était toujours entouré de jolies filles qui le prenaient comme un gentil petit frère à qui elles pouvaient se confier. Il était souvent complimenté, parfois admiré, mais jamais aucune ne s'était intéressé à lui pour autre chose qu'une amitié platonique et superficielle. Il n'avait pas les critères qu'elles recherchaient pour une relation amoureuse. La situation l'avait quelques fois dérangé, le forçant à constater qu'il était effectivement différent des autres garçons. On l'avait souvent pris pour un homo, et ses camarades masculins qui sentaient leur virilité menacée évitaient soigneusement tout contact avec lui, mais il s'en était accommodé. Rêveur et un brin fleur bleue, il se disait que les choses finiraient par se débloquer quand il rencontrerait une fille qui lui ressemblerait, et le comprendrait. Jusqu'à présent, il se s'était jamais vraiment posé la question de savoir s'il aimait les hommes comme les autres le pensaient, ou s'il aimait les femmes. C'était une question taboue à laquelle il refusait de faire face. Son cœur ne battait pas pour les uns, ses mains ne tremblaient pas pour les autres, et ses lèvres ne se languissaient pas d'en trouver des complices, mais il savait qu'il avait une âme-sœur cachée quelque part sur la surface de la Terre et qu'elle ne pouvait être qu'une femme.

Soudain, Rose l'arracha à ses pensées :

« Tu préfères laquelle ? »

Sasha désigna rapidement une longue robe noire aux bretelles fines, et fendue sur le côté jusqu'en haut des cuisses. Elle sourit :

« Tu n'as pas hésité très longtemps...

– C'est parce-que j'ai envie de te voir dedans... »

Elle rougit, puis demanda :

« Et les chaussures ? »

Il se pencha, les examina une par une, et jeta son dévolu sur une paire de talons noires de chez Vivienne Westwood, ornées d'un cœur doré et du logo de la créatrice. La jeune fille valida son choix et alla se changer derrière le paravent installé pour l'occasion, tandis que Sasha fouillait dans les accessoires, prenant son rôle de styliste très au sérieux. Rose apparut quelques minutes plus tard, ravissante dans sa longue robe qui la moulait juste ce qu'il fallait pour ne pas paraître vulgaire. Elle avait défait ses couettes pour laisser ses longs cheveux courir sur ses épaules menues et sa petite poitrine, puis elle demanda :

« Est-ce que tu peux m'aider à les coiffer ? »

Sasha lui sourit tendrement et acquiesça. Elle alla s'asseoir sur le tabouret, puis il s'installa derrière elle, muni de sa brosse, et entreprit de jouer au coiffeur. Tandis qu'il passait l'objet délicatement dans la toison d'or de son amie, il ne put s'empêcher de complimenter la douceur et la fragrance agréable qui émanait d'elle. Elle avait la nuque d'une danseuse étoile. Il ne doutait pas que d'ici une année ou deux, elle deviendrait si belle que les garçons se plieraient en quatre pour qu'elle leur accorde son attention. En tous les cas, elle lui plaisait, justement parce-qu'elle lui ressemblait et qu'elle semblait pouvoir le comprendre. Durant les minutes qui s'écoulèrent, un silence paisible s'installa, entrecoupé seulement par le bruit des dents de la brosse qui passaient entre les longs cheveux de son amie. Enhardi par la confiance qu'elle plaçait en lui, il effleura de ses lèvres l'épaule presque dénudée qui s'offrait à sa vue. La jeune fille sursauta, puis se retourna, intriguée. Mais plutôt que de réagir brutalement, soit parce-qu'elle n'approuvait pas son geste ou au contraire, parce-qu'elle s'y attendait, elle se contenta simplement de sourire et de reprendre sa position initiale. Elle demanda :

« T'as été un peu surpris en voyant Julien, pas vrai ?

– Je crois que le mot « surpris » est trop faible... »

Elle rit :

« J'm'en doutais. Physiquement, on a rien en commun, mais c'est mon cousin pour de vrai...

– Je te crois.

– Ma mère et son père sont frères et sœurs, mais mon oncle a épousé une japonaise, et leurs enfants ont tous pris le type asiatique.

– Oh, il a des frères et sœurs alors ?

– Il a deux grands frères, mais ils sont beaucoup plus sérieux que lui. Je crois que comme c'est le dernier, ses parents ont été plus cools. J'aurai largement préféré être sa sœur, plutôt que sa cousine. En plus, c'est lui qui m'a transmis le virus pour le Japon. J'ai maté tellement de films et d'anime avec lui, et il a toujours été tellement gentil avec moi que je le vois vraiment comme un grand frère...

– Oh... et euh... Lucas ? Tu le connais depuis longtemps ? Vous avez l'air proches... »

Il avait un peu hésité en prononçant le joli prénom d'un garçon tout aussi charmant :

« Tu le connais depuis longtemps ?

– Je l'ai toujours vu avec Julien. Ils sont comme les deux doigts d'une main. Ils habitaient dans le même immeuble, et ils sont restés proches. Surtout après l'accident.

– L'accident ? »

Rose se rembrunit légèrement :

« C'est un sujet sensible... J'suis pas sûre de pouvoir t'en parler comme ça...

– Si c'est un secret, il vaut mieux que tu le gardes pour toi...

– C'est pas vraiment un secret, mais disons qu'il vaut mieux éviter de l'évoquer devant Lucas. C'est encore tout frais pour lui et... c'est certain qu'il n'a pas vraiment fait son deuil. Et ça se comprend. Perdre un frère jumeau, c'est une des pires choses qui puisse arriver à quelqu'un. Chaque fois qu'il se regarde dans la glace, il voit le reflet d'une personne qui n'existe plus et avec qui il était lié depuis toujours. J'ose pas imaginer ce qu'il ressent, même si ça s'est passé il y a trois ans. J'étais pas aussi proches de lui à l'époque, j'étais encore une gamine, mais Julien m'en a parlé parce-que je connaissais Aksel, et qu'il avait disparu d'un seul coup, et je savais pas trop pourquoi. Je pense qu'il voulait m'éviter de faire une gaffe, parce-que Lucas était vraiment au fond du gouffre. Julien, c'est vraiment un mec très protecteur et il considérait Lucas et Aksel comme ses petits frères. Ils traînaient toujours à trois, ils allaient en vacances ensemble... Du coup, une fois que j'ai compris, j'en ai jamais reparlé. Mais je suis certaine qu'ils souffrent tous les deux, et que le seul moyen qu'ils ont trouvé pour se protéger c'est de faire comme si Aksel n'avait jamais existé. Mais moi, je me souviens bien... je suis la seule à me souvenir... Lucas a beaucoup changé depuis. En bien ou en mal, c'est difficile à dire, parce-que je le connaissais pas si bien quand c'est arrivé, et que je l'aime avec ses défauts. Il est différent des autres. Il me traite pas comme un bébé, il se moque jamais, même si j'suis bizarre... »

Il y eut un silence gênant, durant lequel le cœur de Sasha se serra. Était-ce de la jalousie ? De la compassion pour la douleur de Lucas ? Impossible à dire. Mais avec un tel passé, Lucas était définitivement hors de portée, et Rose semblait avoir des sentiments plus qu'amicaux à son égard. C'était pénible, il arrivait toujours trop tard :

« Tu parles de lui comme si t'étais amoureuse...

– Quoi ? De qui ?

– De Lucas...

– Non ! Jamais d'la vie ! »

Rose s'était retournée fougueusement, choquée qu'il puisse penser que son affection pour Lucas pouvait être mû par autre chose qu'un respect mutuel et une profonde amitié. Mais elle retrouva rapidement son calme, prête à donner son explication :

« Je mentirais si j'disais que je n'avais jamais eu de sentiments pour lui mais... c'était il y a longtemps, et c'était perdu d'avance... Je suis la petite cousine de son meilleur ami, sa protégée, et je l'intéresse pas pour... autre chose que de l'amitié. Il est très beau, c'est très difficile de le regarder sans avoir une arrière-pensée mais, ce serait con de gâcher ce qu'on a tous les deux pour une histoire qui finira mal de toute façon parce-qu'il est incapable de s'ouvrir aux autres quand il y a des sentiments en jeu. Quand j'vois comment il traite sa copine, crois-moi, ça me refroidit complètement. Je ne tomberais jamais amoureuse de quelqu'un comme lui. Ce serait comme rouler sur une voie rapide en étant sûre de se prendre le mur au bout. Je l'adore, à mes yeux, il est aussi important que Julien. Il peut se montrer très gentil et affectueux en tant qu'ami. Mais il se comporte très mal avec les filles. Tellement mal qu'on pourrait croire qu'il a un trou béant à la place du cœur. Certaines sont prêtes à prendre le risque, parce-qu'elles pensent qu'elles pourront le changer. Ça les fait vibrer. Elles se sentent importantes parce-qu'il s'est intéressé à elles l'espace d'une seconde. Mais elles sont connes. Elles ne le connaissent pas comme je le connais. Quand Aksel est mort, l'âme de Lucas est partie avec lui. Il est vide. Et pour se remplir, il est prêt à avaler tous ceux qui croisent son chemin. Il est toxique. Il ne pourra jamais être heureux, parce-que personne n'est suffisant... »

Il y eut un nouveau silence. Rose avait exposé suffisamment d'arguments qui justifiaient les raisons pour lesquelles elle ne succomberait jamais au charme de Lucas. Puis elle reprit sur un ton qui montrait qu'elle culpabilisait d'en avoir sûrement trop dit sur le jeune homme :

« Au-delà de ça, c'est mon ami. Je ne le laisserai pas tomber. Une fois qu'on a compris comment l'apprivoiser, il devient le plus précieux des alliés...

– Un peu comme... un animal sauvage ? demanda prudemment Sasha.

– Oui... comme un animal sauvage, répondit-elle tristement. Il a des réactions excessives, c'est un vrai loup solitaire, mais il est fidèle à ses amis, et il ferait n'importe quoi pour eux... »

Ils se turent. Sasha s'était à nouveau perdu dans ses pensées, coiffant machinalement la chevelure de Rose qui restait silencieuse. Lucas était donc un animal blessé, un écorché vif qui avait perdu un être cher à un âge où la mort ne devait pas être une préoccupation. Cela expliquait son regard si mordant. Il semblait si fier et indépendant, invincible et debout devant les épreuves qu'il avait traversé. Il était trop beau pour son propre bien, hors de portée, et l'insolence qu'il avait dans les yeux était un avertissement pour quiconque osait s'approcher. Il était le danger qui rôdait silencieusement dans les bois, accompagné de sa horde de cerbères, prêts à sortir les crocs devant tous ceux qui entreprendraient de s'y attaquer. L'espace d'un instant, Sasha envia ceux qui pouvaient se targuer d'être ses proches. Lui n'était pas un prédateur. Il pouvait difficilement marcher d'égal à égal à leurs côtés.

Rose se leva sans prévenir. Elle récupéra les bijoux que Sasha avaient préparés pendant qu'elle se changeait, et fila dans la salle de bain pour se maquiller. Sasha l'attendit sagement, se promenant le nez en l'air dans la pièce. Quand la porte s'ouvrit à nouveau, il pensait retrouver son amie, mais c'était Julien qui se tenait devant lui. Ce dernier entra dans la pièce en souriant et vint s'installer devant son ordinateur :

« Ça va ? Tu t'ennuies pas trop ? »

Sasha fit non de la tête, puis Julien poursuivit :

« Désolé pour tout à l'heure, on voulait juste te taquiner un peu...

– Non, ça va, j'ai cru comprendre que c'était de l'humour...

– Tu t'exprimes vachement bien en français !

– Mon père est français. Même si j'ai grandi en Russie, je suis beaucoup venu en France pour les vacances, donc ce n'est pas trop difficile pour parler...

– Et pourquoi vous êtes venus vivre ici ? C'était chiant, la Russie ?

– Non pas du tout. Moscou, c'est très vivant ! Mon père voulait rentrer, pour être plus proche de sa famille, et il a ouvert la filiale française de sa société, donc il fallait qu'il soit là.

– C'est quoi comme société ?

– Un fonds d'investissement.

– Oh. Donc t'es blindé...

– Blindé ?

– Très riche.

– Je suppose... »

Julien comprit que le sujet le mettait un peu mal à l'aise, alors il détourna la conversation sur ce qui avait mené à leur rencontre aujourd'hui :

« Tu veux voir mes photos avant que je commence avec Rose ? »

Sasha acquiesça. Julien fouilla dans son bureau et en sortit deux books :

« Celui-là, c'est le premier que j'ai fait, y'a quatre ou cinq ans. Et celui-là, c'est le dernier. Tu t'y connais un peu ?

– Je m'y intéresse. Ma mère était mannequin, alors c'est un milieu que je côtoie depuis assez longtemps...

– Ah donc c'est de là que ça vient, ton look BCBG un peu décalé.

– Décalé ?

– Ouais, t'es chic, très propre sur toi, mais en même temps, on sent que tu pourrais aller un peu plus loin si on te poussait un peu.

– Tu veux me débrider ?

– Rose s'en chargera bien assez tôt. »

Sasha rit doucement. Allait-il découvrir une nouvelle facette de son amie ? Son look si particulier reflétait-il une part d'elle-même qu'elle gardait cachée au lycée ? Julien lui donna le premier de ses books, et ils se mirent à le feuilleter ensemble. La première photo était un portrait en noir et blanc de Lucas où il semblait plus jeune, avec des cheveux plus courts, mais toujours ce regard mordant qui donnait l'impression de pouvoir lire en vous à travers le papier glacé. La deuxième représentait le jeune garçon dans son lit, visiblement endormi sur le ventre avec la fenêtre ouverte, mais on ne voyait pas son visage. Torse nu, vêtu d'un simple jean, ce qui retenait l'attention était la cambrure de ses reins, particulièrement voluptueuse. C'était maintenant une certitude pour Sasha que Lucas était un garçon musclé. La photo se voulait innocente, mais la sensualité du corps du jeune homme annihilait toute volonté de chasteté. Les photos suivantes étaient pour la plupart toutes en noir et blanc, et représentaient des personnes seules ou en groupe, mais Lucas était visiblement le plus présent dans cet album. Sur la fin, on passait enfin à la couleur, et Sasha ne put s'empêcher de s'arrêter sur un autre portrait de Lucas. Cette fois, il était allongé sur le sol, le regard tourné vers l'objectif, le visage doux, illuminé par une lumière blanche. Ses yeux brillaient, mélancoliques et sans animosité, comme s'il avait jeté les armes. Il ressemblait à un ange, triste et vaincu, sans toutefois être désespéré. Cette photo-là, c'était définitivement sa préférée :

« Tu fais de très belles photos, dit-il doucement à Julien.

– Merci... j'essaie d'avoir de bons modèles...

– Oui, mais ce n'est pas que ça. Tu arrives à capter des choses en variant les angles, la lumière, les poses... C'est très réussi. J'ai l'impression de lire une histoire, avec des personnages qui évoluent au fil des pages. Tu commences avec du noir et blanc et du clair-obscur qui masquent des bouts de visage et des parties du corps, puis tu les découvres petit à petit, et les personnages finissent par se révéler au moment où tu passes à la couleur. Ils se montrent enfin sous leur vrai jour, ou du moins, comme toi tu les vois. Tu as du talent.

– Ouah... Merci. Ça me touche. »

Sasha voulut sourire à Julien, mais il détourna rapidement les yeux devant son sourire malicieux. La beauté du jeune asiatique était très différente de celle de Lucas, mais tout aussi troublante. Il avait une voix douce, profonde, et le regard enjôleur d'un habitué de la séduction, moins intimidant mais beaucoup plus charmeur. Sasha n'était pas vraiment à l'aise avec les garçons, mais plus particulièrement avec ce type d'individu, parce-qu'il lui était difficile de savoir ce qu'il pensait vraiment. Julien lui tendit le deuxième book :

« J'ai d'autres photos en stock, mais là, tu trouveras les plus récentes. Tu verras un peu ce que je fais en ce moment. »

Sasha s'en saisit et vit que Lucas figurait encore à la première page :

« Décidément... Lucas, c'est vraiment une obsession chez toi...

– Je le prends dès que j'peux, il ne se laisse plus autant faire qu'avant... »

Sasha sourit. Cela se voyait sur cette première photo. Il ne regardait pas l'objectif et fumait sa cigarette comme s'il n'en avait rien à faire de ce qui se passait autour de lui. Il avait l'air fatigué, ses paupières semblaient rougies, probablement suite à une soirée bien arrosée ou à une consommation excessive de substances illicites. Et pourtant, il était beau comme un dieu. Arrogant, sauvage, c'était le monde qui tournait autour de lui et non l'inverse.

Les photos suivantes auraient facilement pu paraître dans un magazine de mode. Rose apparaissait sur certains clichés dont les mises en scène avaient été très étudiées. Le style de Julien s'était sophistiqué. Les décors, les vêtements, les maquillages, tout était travaillé jusqu'au moindre détail et confirmait la professionnalisation du jeune photographe. Sasha était réellement impressionné. Julien était un beau parleur, mais il avait un réel talent pour la photographie.

Quelques minutes plus tard, Rose réapparut dans la pièce. Elle avait coiffé ses longs cheveux sur le côté, et s'était maquillée, chose qui lui arrivait rarement. Elle paraissait un peu plus mâture, mais fraîche et délicate comme la fleur dont elle portait si bien le nom. Sasha lui sourit :

« Tu es très belle... »

Elle répondit à son sourire et prit place devant le fond blanc. Sasha s'installa dans un coin de la pièce pour ne pas les déranger et observa avec attention sa camarade qui prenait la pose. Son apparence de petite fille refusant de grandir s'était muée en celle d'une femme-enfant à la beauté fatale, jouant avec l'objectif de son cousin et déployant une sensualité que l'adolescent n'avait pas remarqué jusque-là. Elle était parfaite dans ce rôle qu'elle prenait très au sérieux et cela le rendait admiratif. Lui ne se sentait pas capable de se dévoiler ainsi aux yeux de tous. Il pouvait jouer la comédie, faire semblant d'être l'enfant parfait que tout le monde imaginait, mais ce qu'il ressentait au fond de lui était si bien caché qu'il ne savait pas lui-même ce qu'il en était réellement. Il se sentit envieux. À l'origine, il pensait que Rose lui ressemblait, qu'elle pouvait prétendre au rôle d'âme sœur, mais elle était bien plus honnête et spontanée que lui. Elle ne reculait devant rien pour pouvoir affirmer sa personnalité, quitte à être la cible de moqueries au lycée. Elle s'était créé un refuge chez son cousin, entourée d'une bande de joyeux lurons prêts à l'accepter comme elle était, alors que lui ne rêvait que de déchirer sa peau pour en revêtir une nouvelle. Une demie heure s'écoula ainsi, quand Julien se tourna vers lui et l'interrompit dans sa méditation :

« Ça va ? Tu t'ennuies pas trop ? »

Sasha répondit par la négative, mais le jeune homme insista :

« Tu veux essayer de poser un peu ?

– Non vraiment, ce serait une perte de temps...

– Allez, ce serait bien qu'on en fasse quelques-unes ensemble, au moins en souvenir ! renchérit Rose. »

La jeune fille se précipita vers lui et le força à se lever, le tirant par le bras et l'entraînant devant l'objectif. Elle l'installa sur le tabouret et s'assit sur ses genoux. Contraint de capituler, il inspira profondément et prit timidement la pose avec elle. La maladresse dont il faisait preuve amusa la jeune fille qui le taquina sur le fait que sa mère, qui avait été mannequin, aurait dû lui apprendre à poser devant un objectif. Cela n'empêcha pas Julien de les mitrailler durant plusieurs minutes, Sasha se détendant au fur et à mesure que Rose le chahutait gentiment. Julien s'arrêta quelques instants pour inspecter les derniers clichés qu'il venait de prendre sur le petit écran de son appareil. Il parut absorbé tandis que Rose filait choisir une nouvelle tenue avec Sasha. Il s'installa sur son bureau pour transférer les photos sur son ordinateur et examiner d'un peu plus près le résultat de la séance. Les deux adolescents revinrent vers lui une fois que Rose eut enfilé une robe en dentelle courte à longues manches de couleur blanche et une couronne de fleurs. Ils regardèrent les photos ensemble, puis quand celles de Sasha apparurent, le visage de Rose s'illumina. Julien était parvenu à capter la timidité et le charme désarmant du jeune garçon. Rose et lui formaient un joli couple, et les deux cousins ne tarirent pas d'éloges sur ses traits angéliques, ce qui l'embarrassa grandement. Julien désirait vraiment en faire l'un de ses modèle, mais Sasha n'était pas emballé. Certes, il était plutôt narcissique, mais ses complexes ressurgissaient dès qu'il se voyait en photo. Il se jugeait trop petit et pas assez viril pour être un bon modèle photo. Et puis, avec ce que Lucas avait dévoilé un peu plus tôt sur son ami, il n'était pas prêt à lui accorder sa confiance. Se retrouver seul dans une pièce avec un possible bisexuel n'était pas dans ses projets. Il retourna s'asseoir dans son coin, et les deux autres poursuivirent la séance. Une heure et demie passa durant laquelle Rose changea plusieurs fois de tenues. Sasha l'observait avec admiration et envie. Quand ils en eurent terminé, la jeune fille revêtit son habit de gothique-lolita et refit ses couettes, puis ils descendirent tous les trois pour rejoindre les autres qui étaient restés dans la véranda. Ces derniers n'avaient pas bougés depuis qu'ils les avaient quittés. Ils avaient simplement posé sur la table un ordinateur portable qui diffusait principalement du metal et de la musique électronique, mais aussi quelques morceaux de rap et de hip-hop. Julien s'installa sur les genoux de Lucas et passa un bras autour de son cou, tandis que Rose et Sasha s'assirent sur les chaises vacantes situées en face de Al et Flo. Ceux-ci leur demandèrent comment s'était passé la séance et Rose répondit joyeusement :

« Bien, comme d'hab ! Sasha a même posé avec moi !

– Ah ouais ? »

Les regards se tournèrent vers le jeune garçon qui sentit ses joues s'échauffer une nouvelle fois. Il dit sans trop d'assurance :

« C'était juste pour faire plaisir à Rose...

– Sois pas modeste, l'interrompit Julien. T'es photogénique, et tu m'inspires ! On dirait que t'as été peint par Raphaël pour me servir de modèle dans cette vie, un vrai petit ange...

– C'est vraiment curieux un garçon qui dit à un autre garçon qu'il ressemble à un ange, répondit Sasha, un brin moqueur. »

Ils rirent. Sasha était flatté que sa beauté soit comparée à celle des visages d'un des plus grands maîtres de la Renaissance, mais c'était un compliment qu'il aurait préféré entendre de la bouche d'une jolie fille. Il fut toutefois agréablement surpris par les références en histoire de l'art du jeune homme, et ne voulut pas paraître plus incommodé qu'il ne l'était vraiment en conservant un petit sourire. Julien s'étira et s'empara du joint qui pendait aux lèvres de Lucas pour en tirer une longue bouffée avant d'en recracher lascivement la fumée :

« On s'en bat les couilles de ça. De nos jours, on croise des hommes avec des chattes, alors bon... Les histoires de sexe et de genre c'est des conneries. Que tu le veuilles ou non, t'es ma nouvelle muse, Sasha... »

Le bras gauche de Julien pendouillait autour du cou de son meilleur ami, qui d'ailleurs, ne semblait pas incommodé par la situation. Les deux garçons scrutaient Sasha dans l'attente de sa réaction, mais l'adolescent gardait les yeux baissés, intimidé par leurs regards perçants. Il voulut répondre mais ne parvint qu'à bégayer :

« Je suis pas... J'ai pas... »

Rose lui vint en aide :

« Pourquoi t'insistes autant ? Il t'a dit que ça l'intéressait pas, alors lâche-le ! En plus, j'ai faim ! Donne-moi à manger ! Tu veux un truc, Sasha ?

– Non merci... »

Elle se leva et se rua sur Julien pour l'attraper par sa queue de cheval et le traîner d'une façon comique à l'intérieur de la maison. Al et Flo clamèrent qu'ils avaient faim eux aussi, et les suivirent, laissant Lucas et Sasha seuls dans la véranda. Ce dernier leva enfin les yeux et les posa discrètement sur le ténébreux qui pianotait sur son téléphone portable en aspirant de longues bouffées sur sa cigarette fantaisie. Sasha en profita pour l'observer longuement. Son visage était parfaitement symétrique, parmi les plus beaux qu'il lui avait été donné de voir. Le grain de beauté qu'il avait sous l'œil gauche donnait l'impression d'avoir été placé là intentionnellement, magnifiant ainsi son regard de bête sauvage. Qu'avaient donc vu ces yeux pour qu'ils soient capables d'accélérer ainsi les battements de son cœur ? Et combien de grains de beauté encore étaient dissimulés sur cette peau pâle ? Quand Lucas portait son joint à sa bouche, ses lèvres s'entrouvraient pour laisser passer la fumée épaisse, puis se refermaient sensuellement sur l'objet conique qui se consumait lentement. Cette bouche, combien de fois s'était-elle posée sur celle d'une autre ? Ses lèvres étaient-elles aussi douces qu'elles en avaient l'air ? Étaient-elles avides et impatientes comme le laissait supposer son tempérament ? Après avoir inhalé la fumée, Lucas se mettait à jouer quelques secondes avec les mèches de cheveux qui dépassaient sur sa nuque et les entortillait entre ses doigts en faisant attention de ne pas les brûler avec son joint. Elles étaient sombres, presque aussi noires que le bonnet qui les maintenait en place, mais soyeuses et brillantes sous la lumière du jour, lumière qui l'enveloppait, auréolait son visage comme s'il était Phœbus personnifié. Ses yeux rougis mais toujours vifs ne quittèrent jamais l'écran, jusqu'à ce qu'ils finissent par les lever brusquement vers Sasha :

« Tu regardes toujours les gens comme ça ? »

L'adolescent déglutit en sentant qu'il recommençait à virer au rouge :

« Comment ça ? demanda-t-il en tentant de paraître surpris.

– Tu me fixes depuis un moment là... C'est gênant.

– Je ne te fixe pas...

– Si. Tu me fixes. »

Le constat fut cinglant, comme une gifle dissimulée derrière un ton froid et acerbe. À n'en pas douter, ces jolies lèvres cachaient en réalité des crocs acérés. Un silence pesant s'installa, puis Lucas rangea son téléphone dans sa poche en détournant le visage :

« Évite ça à l'avenir. Ça pourrait être mal interprété.

– Mais je ne te fixais pas ! »

Sasha avait beau s'en défendre, tous deux savaient que c'était faux. Mais que pouvait-il faire d'autre à part nier ? Il ne pouvait pas lui dire qu'il souhaitait juste admirer l'éclat de son visage sous la lumière de ce soleil d'automne. Il ne pouvait pas lui dire qu'il n'avait jamais vu quelqu'un d'aussi beau que lui. Il ne pouvait pas lui dire que son cœur palpitait d'une façon incontrôlable à chacun des battements de ses cils. Il baissa la tête, honteux de ce qu'il ressentait, et tenta de dissimuler son trouble en jouant avec ses mains, mais Lucas le disséquait du regard. L'idée qu'il puisse deviner toutes ces choses auxquelles il pensait en son for intérieur créait une angoisse à laquelle il n'était pas habitué. Il devait se ressaisir rapidement avant d'être totalement démasqué.

Lucas s'enfonça dans sa chaise, posa sa cheville sur la cuisse, jambe en équerre, sans quitter Sasha des yeux. Embarrassé, celui-ci tourna la tête, priant pour que les autres reviennent bientôt. Il les entendit éclater de rire, puis s'approcher progressivement pour apparaître les bras chargés de pain de mie, de chips, de cornichons, de pâté et de jambon. Ils reprirent leurs places et s'employèrent à confectionner des sandwichs, mélangeant les ingrédients d'une façon hasardeuse et peu appétissante pour le fin gourmet qu'était Sasha. Rose proposa une nouvelle fois au jeune garçon de manger quelque chose, mais il refusa poliment. Il avait l'estomac noué et préférait se contenter d'un verre de jus de fruit. Lucas inspecta le jambon et la terrine puis se mit soudainement à râler :

« Vous êtes sérieux là ? Y'avait qu'du halouf dans le frigo ?

– J'ai pas fait de courses ! Mais j'ai du Nutella si tu veux... »

Al se mit à rire :

« Lucas et sa phobie du porc... Tu sais pas c'que tu rates ! »

Sur ces mots, il mordit bruyamment dans son sandwich devant le visage écœuré de son ami. Surpris, Sasha demanda :

« Tu n'aimes pas le porc ? »

Julien répondit à sa place :

« Tu l'as entendu, c'est halouf, donc pas de cochon pour notre ami !

– « Halouf » ?

– Les muslims mangent pas de porcs... »

Sasha écarquilla les yeux et les posa incrédule sur Lucas. Ce dernier poursuivit :

« C'est pas une question de religion. J'en bouffe pas parce-que c'est une sale bête qui mange les excréments des autres et se prélasse dans la sienne. Après, si vous avez un goût pour la merde, c'est votre problème... »

Ils se mirent tous à rire, excepté Sasha qui était sous le coup de la surprise. Il lui demanda :

« Est-ce que tu t'es converti récemment ?

– Oui, bien sûr, pour aller faire le Jihad en Syrie. »

Nouvel éclat de rire. Cette fois, Sasha se renfrogna. Il n'aimait pas être moqué. Lucas ne s'en formalisa pas et reprit son explication :

« Mes parents sont musulmans, j'ai été élevé comme un musulman. Point barre.

– Mais... tu ne fais pas du tout...

– Arabe ? Faut forcément être bronzé pour être musulman ?

– Non, je...

– Lucas, c'est un escroc, reprit Julien. Franco-italo-kabylo-algérien. On peut pas deviner d'où il vient juste en le regardant... Mais c'est un vrai muslim, il a le zizi coupé...

– Ta gueule. Quoiqu'il arrive, ma teub sera toujours plus efficace que la tienne. »

Ils s'esclaffèrent de nouveau, mais Sasha était intrigué. Moscou était une ville multiculturelle et multiethnique, mais dans le milieu où il avait grandi, il n'avait pas souvent eu l'occasion de côtoyer des musulmans. Sa mère n'était d'ailleurs pas très tendre avec ces derniers. Il l'avait toujours entendu dire que le manque de culture, les rites barbares et les manières de vivre primitives de la loi de la charia étaient incompatibles avec la culture russe, et que les pays occidentaux étaient victimes d'une invasion islamiste due au laxisme de leurs chefs d'état. Elle mettait aisément tous les musulmans dans le même sac, persuadée que seule la politique imperméable à la culpabilisation de Vladimir Poutine, dont elle était une grande admiratrice, pouvait mettre fin à l'expansion du monde musulman en occident. Elle avait d'ailleurs déjà rencontré le chef d'état, qu'elle voyait comme l'homme de la situation tant il avait à cœur de remettre au premier plan l'orthodoxie en Russie, et lui avait exprimé sa gratitude pour toutes les grandes choses qu'il avait fait pour la nation. Sasha n'y connaissait rien en politique et n'écoutait que d'une oreille lorsque le sujet était abordé. C'était un domaine qui ne l'intéressait pas. La religion, par contre, c'était autre chose. Il croyait en Dieu, et pour lui, les trois religions monothéistes n'étaient que des sœurs qui se fâchaient de temps à autre et qu'il fallait réconcilier autour de ce dieu unique et omniscient qu'elles vénéraient. Même s'il ne connaissait pas très bien les coutumes musulmanes, il savait qu'au-delà du porc, les pratiquants n'avaient pas le droit de consommer de l'alcool. Il demanda, dubitatif :

« Je comprends que tu ne manges pas de porc parce-que ta religion te l'interdit, mais... tu bois de l'alcool, et tu fumes. Ça n'a pas de sens...

– C'est pas une question de religion. J'aime pas le porc parce-que c'est sale. Et de toute façon, j'crois pas en Dieu.

– Ok, t'y crois pas mais... tu sais qu'il existe...

– Euh... Non... J'viens de te dire que j'y croyais pas...

– D'accord, d'accord mais... t'as conscience que quelque chose de plus grand a créé le monde et tout ce qui l'entoure, n'est-ce pas ? La Terre, le soleil, les étoiles...

– Non, ça c'est de la physique, c'est tout.

– Attends, je comprends pas...

– Tu sais, je crois bien qu'on est tous athées ici, coupa Rose avec l'intention de mettre un terme à la conversation.

– Y'a qu'des mécréants autour de cette table, renchérit Al. La coke et les putes, y'a qu'ça de vrai !

– Amen, mon frère, ponctua Flo en levant sa bière pour trinquer avec son ami. »

Sasha était perplexe. Julien ne disait rien et était en en train de préparer une tartine de Nutella, tandis que Lucas observait Sasha silencieusement, la tête légèrement inclinée sur le côté. Le petit rouquin ne voulait pas en rester là, car on venait de toucher un point sensible de son éducation :

« Je ne vois pas comment c'est possible de vivre sans croire en quelque chose...

– Et moi j'vois pas comment c'est possible de croire à ces conneries, asséna froidement Lucas. À mon avis, t'es soit une victime, soit un crétin pour croire encore aux contes de fées.

– En général, c''est ce que pensent les ignorants et les égocentriques...

– Ne pas perdre son temps avec des prières inutiles, c'est ça que t'appelles « ignorant » et « égocentrique » ? T'as si peur de ce qui peut arriver demain ? Perso, j'en ai rien à foutre. Quand quelque chose a besoin d'être fait, je le fais, point barre. Il est pas question de dieu. L'égalité des chances ? Des conneries. Le bonheur pour tous ? Oublie. Tout le monde est plongé dans sa merde, et chacun saisit sa chance de s'en sortir là où il la trouve. Si Dieu existe, comment t'expliques toutes les saloperies commises en son nom depuis des siècles ? Contrairement à toi, j'ai pas besoin d'une carotte pour avancer. Tu veux aller au Paradis ? Un conseil, crée-le toi-même. Y'a plus de place là-haut, et la file d'attente est longue. Si Dieu existe, ça fait longtemps qu'il s'est barré avec le beurre, l'argent du beurre et le cul d'la crémière...

– Ok, sur ce, qui veut un 'sky ? demanda Julien, histoire de détendre l'atmosphère. »

Mais Sasha ne laissa pas le temps de répondre à qui que ce soit :

« Et ta notion du bien et du mal, elle est bien issue de la religion, non ? Ou alors tu prends ce que tu veux sans jamais réfléchir aux conséquences ? C'est ça ton paradis ? L'alcool, la drogue et les filles ? Est-ce que ça te remplit vraiment ? Est-ce que c'est pas simplement une façon de combler le vide qu'il y a en toi ?

– J'te trouve bien audacieux d'affirmer ce qu'il y a en moi alors que tu me connais pas. »

Sasha rougit et baissa les yeux, se remémorant sa conversation avec Rose, mais Lucas poursuivit :

« C'est moi qui décide de ce qui est bon pour moi. C'est pas des livres écrits y'a deux mille ans par des vieux fanatiques qui vont me dicter ma conduite. Le problème des croyants, c'est qu'ils veulent absolument croire en quelque chose. Ils s'agenouillent, obéissent au maître qu'ils vénèrent, comme des esclaves qui ne pensent pas. Ils veulent absolument croire parce-qu'ils sont faibles et stupides. Et plus ils se donnent des raisons de croire, plus ils croient qu'ils ont raison de croire. Tu t'imagines pas qu'on puisse être athée, mais moi j'suis en face de toi, et j'te dis que Dieu est mort il y a bien longtemps, remplacé par le scientisme et le progrès.

– Et donc t'es moins stupide que moi ? Je suis faible parce-que je crois ? Tu dis que les croyants sont des fanatiques, mais l'athéisme, c'est aussi une forme de croyance. Donc forcément, ça fait de toi un fanatique. N'importe quel idiot s'en rendrait compte. Si au moins tu émettais des doutes... Mais t'es bourré de préjugés, et plus je t'écoutes, plus je me dis que t'as juste envie de te sentir supérieur aux autres en pensant que t'as la vérité absolue.

– C'est possible. J'ai un vrai complexe de supériorité quand j'suis en face de toi. »

Il sourit. Un sourire à faire fondre les cœurs. Ses mots étaient cruels, mais contrairement à tout à l'heure, il les prononçait avec une douceur et un charme déconcertants. Sasha se tut quelques instants, priant son cœur de cesser de s'emballer et de le trahir, puis sourit à son tour afin de ne pas perdre la face :

« Tu es désespérant...

– On me le dit souvent.

– Tu as besoin de discipline...

– Discipline-moi alors... »

Sasha faillit tomber à la renverse tandis que les autres riaient sous cape et que Rose le dévisageait, les yeux écarquillés. Elle savait qu'il était intelligent. Il l'avait démontré plusieurs fois depuis le début de l'année, et même s'il ne s'était pas lié d'amitié avec d'autres camarades, il était plutôt apprécié dans la classe. Il était sociable et avait de la répartie. Elle avait simplement l'impression de le voir sous un autre jour. Il était si poli et réservé au lycée, et si prévenant avec elle qu'elle aurait pu croire qu'il avait un faible pour elle, mais à voir sa façon de se comporter avec Lucas, il lui parut assez clair qu'il y avait des choses qu'il ne lui disait pas. Il rougissait bêtement, baissait les yeux, triturait ses doigts, comme s'il se sentait acculé. Et surtout, il s'était emporté, ce qui ne lui ressemblait pas. Lancé dans une joute verbale philosophique avec l'objet de son embarras, il n'acceptait pas d'entendre ses croyances dénigrées ainsi. Il montrait pour la première fois qu'il était fier et qu'il avait des convictions. Ses yeux brillaient, ses joues s'empourpraient, il était un peu maladroit, mais il lui semblait plus naturel que ce qu'elle avait vu jusque-là. La jeune fille fut soudainement arrachée à ses pensées lorsque Al monta le volume des enceintes en émettant un cri d'excitation. Les autres l'imitèrent et reprirent en cœur les paroles du morceau :

« 'Cause I love your pretty smile

I love your needy style

I love to be able to see that you are glamorous from a mile

I love the way you look

I love the way you cook

I spend lot of time watching your pictures on the facebook

'Cause I love to buy you flowers

I love our hot showers

I can watch you sleepin' for hours and hours

I love the way you dance

The way you shake that ass

But the thing I love the most is cummin' on your face, suck it bitch ! »

Al, Flo et Lucas se levèrent comme un seul homme et sautèrent les uns sur les autres comme s'ils se trouvaient au cœur d'une fosse d'un concert de metal, et se mirent à danser et à headbanger violemment sur le rythme brutal du DJ israélien Borgore, devant le regard ébahi de Sasha. Rose était restée près de lui à savourer son sandwich au pâté et balançait sa tête d'une façon lancinante. Julien observait ses amis d'un œil rieur en sirotant le whisky-coca qu'il venait de se servir. Lucas avait sa tartine de Nutella enfournée dans la bouche. À un moment, il se pencha vers Julien comme pour le narguer, mais celui-ci la lui enfonça dans la bouche, ce qui conduisit les deux amis à débuter une bagarre amicale. Lucas essayait d'échapper à son bourreau, mais les deux autres garçons s'en mêlèrent, et immobilisèrent le jeune homme pour permettre à Julien, qui avait attrapé le pot de pâte à tartiner avec l'intention d'enduire le visage de son ami avec le chocolat. Lucas résista et voulut recracher le pain qu'il avait dans la bouche, mais Julien plaqua rapidement sa main contre celle-ci et ordonna :

« Avale. »

Lucas le défia du regard, mais obtempéra. Julien sourit :

« T'es tellement plus mignon quand t'obéis... »

Là, il plongea son index dans le pot de Nutella et força l'entrée de la bouche de Lucas qui grimaça. Al le relâcha, faisant mine d'être écœuré et dit :

« Non là, ça devient trop zarbe pour moi... »

Flo l'imita en riant, tandis que Julien essayait à nouveau de violer la bouche de son ami qui, enfin libéré, agrippa ses bras et parvint à le maîtriser pour le rasseoir dans son siège. Sasha avait assisté à cette scène étrange, hébété. Il avait du mal à comprendre la relation qu'entretenait les deux garçons. Il demanda naïvement :

« Est-ce que vous êtes en couple ? »

Al et Flo éclatèrent de rire, s'étouffant littéralement avec la fumée de leurs joints, tandis que Julien et Lucas s'étaient figés, comme choqués par ce qu'ils venaient d'entendre. Al répondit à leur place :

« T'as devant toi les deux plus gros queutards de Paname. S'ils commencent à coucher ensemble, j'connais pas mal de meufs qui risquent de s'ouvrir les veines...

– Ouais, d'ailleurs, quand est-ce que vous nous présentez des copines ? ajouta Flo. Bande de gros radins, vous pensez pas aux potes !

– T'as pas une copine, toi ? demanda Rose.

– Elle m'a encore largué...

– C'est ta faute. T'as qu'à mieux la traiter ! Un jour, l'un de vous se fera poignarder, et ce sera bien fait ! »

Lucas relâcha Julien et entra dans la maison pour aller se débarbouiller. L'asiatique essuya ses doigts sur un bout d'essuie-tout qui traînait là, et s'étira en demandant à sa cousine :

« Pourquoi t'es méchante ? C'est d'ma faute si elles sont faciles ?

– Parle pour toi, répondit Al, rageux. »

Ils rirent puis Julien posa ses beaux yeux bridés sur Sasha :

« Toi, tu portes vraiment tes couilles, hein ? Tu m'imagines coucher avec l'autre fou furieux ?! J'ai mal au cul rien que d'y penser...

– J'en sais rien, vous êtes tous bizarres...

– On s'amuse juste un peu ! Et puis, Lucas a une copine. Déjà qu'elle trouve qu'il passe trop de temps ici, ça lui plairait pas du tout d'entendre ça... »

Le cœur de Sasha s'arrêta l'espace d'une seconde. Il y avait donc une fille qui recevait l'affection de Lucas. À quoi pouvait-elle ressembler ? Était-elle aussi sauvage que lui ? Lui disait-il des mots d'amour ? Depuis combien de temps cela durait-il ? Le concerné ne tarda pas à revenir. Il reprit place sur sa chaise et entreprit de rouler un nouveau joint. Julien poursuivit la conversation :

« Bon ! On change de sujet avant que Lucas se décide à me la mettre pour de bon !

– Avoue que t'aimerais bien, pervers... »

À ces mots, Lucas lança un regard furtif à Sasha puis continua de rouler son joint. Julien se sentit obligé de préciser, toujours avec une pointe d'humour :

« Je suis exclusivement actif, mec ! Et crois-moi, t'as pas les épaules pour... »

Al grimaça :

« Putain, gros, on veut pas savoir ! J'peux pas imaginer mon batteur et mon chanteur en train de baiser ! Encore un peu et j'vais gerber ! »

Sasha prit alors l'air étonné et demanda :

« Vous faites de la musique ? »

Al acquiesça et pointa chacun des membres du groupe avec son doigt en précisant leur rôle :

« Ju, batteur et leader, Lucas, chanteur, Flo, guitare soliste, et moi, guitare rythmique. Il manque notre bassiste, mais il bosse aujourd'hui ! Tu le verras peut-être une prochaine fois !

– Et c'est quoi comme groupe ?

– Du metal bien bourrin qui fait mal au crâne mais putain que c'est bon ! Ça fait un an maintenant qu'on bosse notre son, et on fera notre premier concert à la fin de l'année, pour le nouvel an ! Tu voudras venir ? Ça va être une vraie boucherie !

– Oui ! J'écoute pas de metal mais j'aimerais bien vous voir sur scène...

– Vendu alors !

– Mais je suppose que vous gagnez pas votre vie avec la musique. Qu'est-ce que vous faîtes à côté de ça ?

– Les répètes, ça coûte cher, répondit Julien. Al est perceur et donne des cours de danse africaine. Flo bosse dans le prêt-à-porter, moi je tatoue dans un petit salon sur Châtelet. Et Lucas c'est notre bébé, il passe son bac cette année. »

Julien agrippa l'avant-bras tatoué de Lucas pour le montrer au jeune garçon :

« Ça, c'est de moi. C'est un de mes premiers.

– Ça a l'air... réussi... »

Sasha hésitait. Il n'y connaissait rien en tatouage. Il demanda tout de même :

« Qu'est-ce que ça représente ? »

Lucas retira vivement son bras et prit une gorgée de whisky :

« Rien qui te concerne en tout cas. »

Rose ne laissa pas le temps à Sasha de réagir au ton cassant du jeune homme et poursuivit :

« On ira tous les deux au concerts, si tu veux ! C'est le jour du nouvel an, y'aura sûrement du monde et ça nous fera un bon souvenir ! »

Sasha acquiesça. Il était un peu vexé par la réaction de Lucas, mais au vu des échanges qu'ils avaient eus, c'était clairement un garçon lunatique. Il faisait mieux de ne pas relever.

Ils trinquèrent une nouvelle fois. Sasha était vraiment curieux de voir à quoi le groupe ressemblait sur scène. L'expérience allait sûrement être inaudible, mais la découverte ne l'effrayait pas. Et Rose avait l'air heureuse de pouvoir se rendre au concert avec lui. Il n'en pipa mot, mais lui aussi était heureux, pour d'autres raisons. Il voulait entendre Lucas chanter, même si c'était dans un style qu'il n'appréciait pas vraiment.

Cette après-midi là, le jeune garçon prit plaisir à faire connaissance avec le groupe d'amis de Rose. Ils étaient drôles, avaient de l'auto-dérision et passaient leur temps à se charrier. Il apprit ainsi que Julien avait hérité de la maison de sa grand-mère et qu'il y vivait depuis un an, grâce à la somme conséquente qu'elle lui avait laissée et qui lui permettait de percevoir une rente suffisante pour mener une vie décente. Il avait deux frères plus âgés qui avaient embrassé la tradition familiale de faire carrière dans le droit. Lucas était lui aussi issu d'un milieu assez aisé. Il vivait seul avec son père, ingénieur en mathématiques appliquées. Mais il avait aussi une sœur plus âgée de dix années, qui était médecin du côté de Bordeaux, et un frère de vingt-cinq ans, jeune ingénieur en informatique parti s'installer aux États-Unis. Al vivait seul dans un petit studio de Belleville, et n'avait pas beaucoup de contact avec sa famille originaire du Ghana. À vingt-deux ans, il était le plus âgé de la bande, et ce malgré son visage juvénile et sa petite taille. Flo, lui, avait suivi sa petite amie de Bretagne jusqu'à Paris pour y poursuivre ses études mais, peu studieux, s'était finalement lancé dans le monde du travail. Sasha comprit rapidement pourquoi sa camarade était si attachée à eux. Ils étaient libres de faire ce qu'ils voulaient, de dire ce que bon leur semblaient, d'être qui ils souhaitaient, choses qu'il n'avait jamais osé faire de peur de décevoir son entourage. Rose se montrait encore plus délurée que ce qu'il avait constaté jusqu'à présent. Elle se comportait en vrai garçon manqué, provoquait en duel ses comparses et leur sautait dessus sans se soucier qu'on puisse apercevoir ses sous-vêtements fleuris. Sa joie de vivre s'était démultipliée sous la bienveillance de ses amis plus âgés. Ils écoutaient de la musique, buvaient, dansaient, fumaient, se chamaillaient, comme si le désir de vivre vite et fort leur brûlait les doigts et les lèvres. Jamais Sasha n'avait vécu de tels moments teintés d'un hédonisme presque sulfureux. Et s'il ne s'agissait que d'une petite réunion entre amis, à quoi pouvaient bien ressembler leurs fêtes ? Le nouvel an promettait d'être décadent.

Vers vingt heures, Rose appela un taxi pour rentrer avec Sasha. Ils quittèrent le groupe après leur avoir dit au revoir, puis montèrent en voiture. Julien était sous le charme du petit rouquin. Il le regarda s'éloigner en compagnie de sa cousine, ravi de la journée qu'il venait de passer. Al et Flo avaient entamé une partie de jeu vidéo sur la Playstation 4 branchée sur la grande télévision qui trônait dans le salon, et Lucas était allongé sur le canapé. Julien souleva les jambes de son meilleur ami pour s'asseoir sous lui :

« Aaaah... Encore une bonne chose de faite ! J'le kiffe ce p'tit Sasha. Rose a toujours eu bon goût !

– Bof... c'est le genre de gars que j'ai du mal à cerner...

– Tu dis ça à cause de son style prout-prout du seizième ou à cause de sa façon de te regarder avec ses grands yeux ? Le gars a viré au rouge à chaque fois que vos regards se sont croisés...

– Si tu l'dis... »

Julien lui lança un des coussins à la figure :

« T'es trop jeune pour être blasé ! »

Lucas mit nonchalamment le coussin derrière sa tête et se contenta de regarder la partie qui se jouait sur l'écran sans réagir. Julien savait qu'il se passionnait peu pour les nouvelles rencontres, et Sasha était certes un garçon attachant, mais beaucoup trop lisse pour éveiller un quelconque intérêt chez Lucas. Il dit :

« Tu devrais lui laisser une chance. C'est un bon gars, et Rose l'aime bien. J'pourrais croire qu'on vient de rencontrer un ange...

– Ça n'existe pas, l'interrompit sèchement Lucas.

– Quoi donc ? »

Il tourna alors la tête vers Julien, l'air impassible :

« Les anges. Ça n'existe pas. »

Julien sourit tristement et souleva les mèches de cheveux qui cachaient le regard de son ami :

« Et t'en sais quelque chose, pas vrai ? »

Lucas ne répondit pas et fixa à nouveau son regard sur l'écran. Julien ne chercha pas à tirer plus du jeune homme et se concentra sur son verre de whisky-coca qu'il n'avait pas terminé.

Dans le taxi qui les ramenait chez eux, Rose et Sasha prirent le temps de discuter un peu. Elle demanda, la tête posée sur l'épaule du jeune garçon :

« Tu as passé une bonne journée ?

– Oui, c'était intéressant.

– Ils ne t'ont pas fait trop peur ?

– Non... Même si je crois que Lucas me déteste.

– Pourquoi ça ?

– Parce-qu'il me regarde... comme ça ! »

Il imita le regard impassible de Lucas de façon grotesque, ce qui fit rire la jeune fille :

« T'inquiètes pas, il lui en faut un peu plus pour détester quelqu'un. Je pense qu'il attend de voir...

– De voir quoi ?

– Quel genre de personne tu es...

– Franchement, est-ce que j'ai l'air de savoir ? C'est stressant. Je me sens jugé avant même d'avoir fait mes preuves. »

Il s'adossa à la vitre, les yeux fixés sur la route. Rose observa son profil. Il y avait quelque chose de féerique qui émanait de lui, et quelque chose de triste. Elle n'osa pas le dire, mais elle avait remarqué le trouble de Sasha dès la première seconde où Lucas était entré dans la cuisine. Elle avait été étonnée. Jusque-là, elle ne l'avait jamais vu rougir ou bégayer. C'était plutôt un garçon sûr de lui, à l'aise avec les autres, mais il n'avait fallu qu'un regard de Lucas pour qu'il soit déstabilisé. En général, elle avait du mal à s'attacher à ses camarades, mais Sasha était différent. Il ne la jugeait pas, la complimentait, et se fichait totalement de ce que les autres pensaient d'elle. Pour cette raison, elle avait imaginé qu'il était peut-être celui avec qui elle pourrait envisager autre chose qu'une simple amitié. Mais aujourd'hui, il lui parut évident qu'elle n'avait aucune chance, et ce peu importe ce qu'il pourrait lui dire à l'avenir. Il n'avait jamais tremblé devant elle, il n'avait jamais baissé les yeux. Il se comportait comme un adolescent de quinze ans parfait. Toujours souriant, poli, bon élève, un brin réservé pour ne pas tomber dans la vulgarité, mais suffisamment intelligent pour savoir se faire aimer de ses camarades. Elle soupira, lui prit la main, et posa de nouveau sa tête sur son épaule.

Le taxi déposa d'abord Rose aux abords de sa résidence dans le seizième arrondissement de Paris, puis ce fut au tour de Sasha de rejoindre son hôtel particulier du dix-septième. Il passa sa clé sur le détecteur de l'interphone et poussa la grille qui venait d'émettre un petit clic, pour traverser le joli jardin taillé à l'anglaise, et pénétrer dans sa maison, joyau d'architecture caché au cœur des beaux quartiers de la capitale. Quand il entra, Anya, sa petite sœur, quitta les bras de Svetlana, la gouvernante, pour se jeter dans ceux de son frère. Il l'embrassa tendrement sur la joue et salua la nourrice qui lui fit savoir que le dîner serait bientôt prêt. Le cuisinier avait prévu un bortsch rouge à la betterave, servi avec de la viande et du chou, ainsi que des pirojki au saumon, sortes de petits pâtés en croûte farcis, dont le jeune homme raffolait. Il joua quelques temps avec la petite fille avant de passer à table. Sa mère était chez des amis, et son père dînait avec des investisseurs. Le silence de la grande maison n'était entrecoupé que par la petite voix de la fillette qui mélangeait le russe et le français quand elle parlait. Après le repas, Svetlana alla donner son bain à l'enfant et voulut la coucher, mais elle refusa, suppliant son frère de venir lui lire une histoire. Il accepta. Il aimait sa sœur. Il la choyait autant qu'il lui était possible. Elle s'endormit après l'histoire d'Alionouchka et de son petit frère Ivan, transformé en chevreau après avoir bu d'une eau ensorcelée. Sasha resta encore un petit moment à veiller sur elle, fredonnant une berceuse dans le silence paisible de la grande chambre d'enfant. Il n'avait pas encore perdu ses aigus. Il avait une voix de soprano, douce et pure comme celle d'un ange. Quand il vit qu'elle dormait profondément, il quitta la pièce et entreprit de se faire couler un bain. Il pénétra dans la salle de bain luxueuse située en face de sa chambre, et avant qu'il n'ait pu se déshabiller, reçut un message sur son téléphone. C'était un texto de Rose contenant un selfie du groupe, où il apparaissait à leurs côtés. Julien brandissait la bouteille de Jack dans une main comme s'il s'agissait d'un trophée et tenait la perche qui prenait la photo dans l'autre, Lucas était à côté de lui, coincé entre Al et son meilleur ami, tandis que Flo et le couple d'adolescent se trouvaient derrière, de grands sourires affichés sur leurs visages. Sasha sourit. Il avait passé une bonne journée. Julien était amusant. Un peu trop espiègle, mais gentil et chaleureux. Al et Flo étaient de vraies piles électriques, insouciants et toujours partants pour s'amuser. Lucas, lui, était un vrai mystère. Même quand il souriait, son regard semblait voilé par des idées que lui seul comprenait. Il avait beau rire, il traînait une espèce de mélancolie avec lui, ce qui le rendait ambivalent et difficile à cerner. Mais Sasha voulait savoir. Il ne pouvait s'en empêcher. Lucas était apparu comme un vent violent, soufflant sur la braise endormie pour nourrir des flammes qui allaient bientôt le consumer de l'intérieur s'il ne trouvait pas un moyen de se protéger. Il frissonna, puis posa son téléphone sur le lavabo. Il devait trouver un moyen d'oublier ce qu'il avait ressenti aujourd'hui.

La baignoire fut bientôt suffisamment remplie. La mousse commençait à déborder. Il se déshabilla puis plongea rapidement dans l'eau chaude et savonneuse qui devait le purifier. La sensation de chaleur qui rougissait sa peau translucide raviva le souvenir de ce qu'il avait éprouvé devant Lucas. Son cœur s'était emballé sans raison valable. C'était humiliant. Pourquoi était-il si troublé par ce regard qui perforait impitoyablement tout ce qui se trouvait dans son champ de vision ? Sasha se laissa glisser dans l'eau, jusqu'à ce que son visage soit totalement immergé, espérant ainsi y noyer les questions qui l'assaillaient. Pourquoi ne pouvait-il penser à autre chose qu'à Lucas ? Il imaginait le genre de filles qu'il tenait à son bras, s'interrogeait sur le goût de ses baisers, sur l'odeur qu'il exhalait lorsqu'on enfouissait son visage en son sein... Tant de questions inhabituelles qui le tourmentaient et lui faisaient emprunter un chemin sombre et sinueux qu'il voulait à tout prix éviter. À l'instant précis où les yeux de Lucas l'avaient transpercé, la lumière s'était éteinte, les couleurs s'étaient affadies, et plus rien n'existait hormis ce regard cristallin et inquisiteur. Il n'aurait jamais cru un jour être autant affecté par l'apparence de quelqu'un. Il avait croisé tellement de belles personnes... Pourquoi Lucas et pas un autre ? C'était comme s'il découvrait un nouvel aspect de sa nature profonde, sans pouvoir intervenir pour l'étouffer comme le reste de ses désirs cachés. Il émergea de l'eau quand il ne put plus retenir sa respiration et débarrassa son visage de la mousse qui l'encombrait. En regardant ses mains, il vit que la peau qui recouvrait ses doigts commençait à se friper, et il détestait cette sensation. C'était une des innombrables imperfections du corps humain qui se dégradait lorsqu'il se perdait aveuglément dans le plaisir. Il releva ses jambes pour les entourer de ses bras et poser sa tête sur ses genoux, pensif.

Les autres étaient toujours bernés par son apparence grêle qui laissait croire à une nature faible. On le surprotégeait, on le complimentait, on voulait qu'il se sente bien dans sa peau. Il avait toujours su comment user de cette particularité. Il essayait sans cesse de correspondre à ce que les autres imaginaient, parce-qu'il était plus facile d'être aimé de cette façon. Mais malgré ses efforts, il ne doutait pas que Lucas avait décelé une faille en lui. Il avait cette façon impudique de fixer son regard sur les gens sans sourciller, sans laisser transparaître quoi que ce soit. C'était insupportable. Sasha se sentait comme un insecte alors qu'il voulait être son égal, piquer sa curiosité, ou du moins, provoquer un peu d'intérêt. Mais il s'était retrouvé face à un mur. Galvanisé par les louanges, il avait atteint une si haute opinion de lui-même qu'il ne s'était jamais attendu à tomber sur une personne capable de le faire vaciller. Il voulait que Lucas le voit, comme lui l'avait vu. Il voulait qu'il soit comme les autres, fasciné par son visage de chérubin, touché par sa fausse candeur, ému par sa voix d'ange...

Hypocrite et imbu de lui-même, voilà ce qu'il était vraiment. Lucas était à un tout autre niveau. Il n'avait pas besoin de faire semblant d'apprécier les autres, car les fées s'étaient penchées sur son berceau pour lui donner l'apparence des figures rêvées dans le plus doux des sommeils, et il lui suffisait de plonger ses yeux gris semblables à des perles dans ceux de n'importe quel être pour enflammer les cœurs sans autre effort. Il n'avait pas besoin de lui et il ne s'intéresserait jamais à lui, qui était une vile créature se cachant lâchement derrière un masque, dévorée par l'envie et la jalousie, consumée par un désir inavouable, étourdie par la mascarade mis en place depuis tant d'années. Il avait envie de pleurer.

Après s'être convenablement rincé, Sasha attrapa sa serviette pour se sécher. Le grand miroir fixé sur le mur reflétait son corps mince et gracile comme celui d'une femme. Il se contempla quelques instants, se demandant s'il deviendrait un jour désirable aux yeux de quelqu'un d'autre. Il rougit, honteux de sa concupiscence, et se hâta d'enfiler un pyjama pour cacher sa nudité. Personne ne devait apprendre ce qu'il était réellement. Sinon, le masque qu'il avait pris tant de soin à façonner se fissurerait, et un gouffre s'ouvrirait sous ses pieds, l'avalant tout entier, lui et le monde qu'il s'était créé. Pour la première fois de sa vie, l'avenir lui semblait incertain. Les garçons n'étaient pas des filles, et leurs cœurs ne devaient s'embraser que face à leur volupté. Il ferma les yeux et pria. Qu'était-il censé faire de cette douleur qui voulait que son cœur n'appartienne qu'à Lucas ? Cet ange déchu, aux yeux d'un gris si pâle, que Dieu avait façonné, et rendu parfait...