Auteur : Nessi N'spi (appelez moi Nessi ^^)

Droits : Ces personnages comme l'histoire sont issus de mon imagination. Ils m'appartiennent. Merci de respecter mes droits d'auteur et de ne pas réutiliser ce qui m'appartient sans mon accord.

Genre : Yaoi/Fantastique/Romance/Angst.

Remarque :

Et voici le tout dernier… Suis émue.

Même si pour moi j'ai terminé de l'écrire il y a deux semaines et que je suis repassée plusieurs fois dessus pour des corrections au gré des passages de mes bêtas-lectrices… ça me fait quand même quelque chose de vous le confier.

Parce que ça y est.

C'est officiel.

J'ai terminé le premier-jet et il est entre vos mains ! ^^

Après toutes ces années de travail, tous ces obstacles rencontrés et franchis, ces moments de doutes ou ces petites victoires… je l'ai fait ! ^^ J'arrive à peine à y croire. Tout comme je suis surprise de vous voir encore ici. Vous êtes la meilleure communauté de fan qu'on puisse avoir.

Merci pour votre soutien. Merci pour votre patience. Merci pour tout. (*cœur sur vous*)

Pour la dernière fois pour ce tome-ci, je vous souhaite une bonne lecture. ^^

FILS DE LA LUNE

Chapitre 58

Ami, amant, amour

[POV Hayate]

C'est un matin froid et gris. Le soleil n'est levé que depuis deux petites heures et joue à cache-cache derrière les nuages qui traversent le ciel avec la paresse d'un troupeau indolent. Le vent qui souffle n'est pas bien fort mais se met parfois à tourbillonner sur lui-même dans une danse connue de lui seul.

Emmitouflés dans nos manteaux et nos écharpes, Kei et moi franchissons le seuil du domaine du temple et approchons de la fontaine. Prenant une coupelle, nous versons de l'eau sur nos mains, l'une après l'autre, puis en portons un peu à notre bouche, afin de purifier nos corps. Avec la température actuelle, ce rituel nous laisse les doigts glacés. Ensuite, nous nous arrêtons à une échoppe pour acheter un petit ballot d'encens que nous allumons à l'aide d'une bougie. Nous allons le déposer dans l'imposante urne qui se trouve un peu plus loin et attirons vers nous la fumée qu'il dégage, pour nous purifier l'esprit.

Alors que j'agite en douceur les mains pour attirer la fumée qui s'échappe de l'urne vers moi, je la regarde tourbillonner dans l'air avec une étrange sensation de paix. Je ne me considère pas vraiment comme un croyant, mais venir ici et pratiquer ces gestes familiers me met en phase avec quelque chose de l'ordre du spirituel.

Ces rituels sont tellement ancrés dans les traditions du pays qu'ils font parfois plus partis de notre culture que d'un culte à proprement parler. Au Japon, le mélange de plusieurs religions est d'ailleurs souvent pratiqué : on célèbre une naissance dans un sanctuaire shintô, on se marie à l'église catholique et on meurt avec les rites bouddhistes.

Moi-même, rationnellement, je ne crois pas en l'existence d'un ou de plusieurs dieux, ni même en la réincarnation. Je ne prie presque jamais et au fil des décennies qui s'écoulent, je pratique de moins en moins les rituels associés à certains jours de fête. Je ne sais pas si cela à un lien avec mon grand âge, mon pragmatisme ou mon absence de peur envers l'au-delà. Ne pas mourir et croire en notre propre force et volonté permet sans doute de ne pas chercher de l'aide auprès d'êtres immatériels supérieurs.

Mais de la même façon que le Taikyoku Ken[1] ou la méditation m'apaisent et me donnent la sensation d'ouvrir mon esprit, ce rituel de purification me plonge dans un état de conscience plus élevé.

Nous entrons dans le temple peu après et effectuons quelques prières et quelques offrandes. En l'absence de corps et de funérailles dignes de ce nom, la seule manière que j'ai trouvée pour honorer les défunts est de venir leur adresser mes pensées dans le respect des traditions. Côte à côte, les mains jointes devant nous et les yeux clos, je pense aux victimes de ces derniers mois… ceux dont je me rappelle, ceux qui ont compté pour moi. Cet instant consacré au recueillement ne me semble pourtant pas totalement convenir à la situation. Il y a eu tellement de morts qu'une prière commune me paraît inappropriée. Je décide de leur accorder à chacun une pensée plus personnelle, en prononçant leur prénom dans ma tête.

Kyû.

Petit garçon d'à peine sept ou huit ans qui voulait être à la hauteur de ses aînés, mais qui s'est brisé la jambe et a souffert le martyr pendant des jours. Tu aurais dû recevoir tout l'amour et l'attention qu'un parent peut donner. Repose en paix.

Mikio.

Jeune fille qui a connu beaucoup trop tôt la douleur des fausses couches et qui a mis fin à ses jours à cause de la détresse et de la honte que des salauds lui ont inculquée. Tu ne méritais pas cette vie de servitude et de maternité forcée. Ta souffrance est terminée.

Naoki.

Jeune garçon agité, nerveux, au cœur tendre, curieux de tout, capable de renier les préceptes qu'on lui a enfoncé dans le crâne pour compatir et aimer, mort de la pire des manières pour servir d'exemple, dans une agonie intolérable. Tu as marqué ma mémoire de ton empreinte. Je ne t'oublierai jamais.

J'ai besoin d'un temps un peu plus long avant de poursuivre, ému par le souvenir de son regard pétillant et de ses sourires rares mais lumineux. J'aurais aimé le ramener ici, à Osaka. J'aurais voulu lui faire découvrir ce que peut être une vie saine et équilibrée, où la compassion et l'amour sont des choses de valeur et non pas des faiblesses à éradiquer. Si Kei accepte la proposition de Dan, c'est en sa mémoire que j'aiderai ceux qu'il a connu à avoir la vie qu'il ne pourra jamais vivre…

Lorsque je parviens à surmonter mon émotion, je poursuis, prononçant dans ma tête les noms des humains qui se sont retrouvés au mauvais endroit, au mauvais moment et qui sont morts à cause de la folie de quelques loups-garous. C'est Dan qui m'a fourni leurs identités et quelques détails publics à leur sujet, comme leur statut marital ou leur métier. Ils étaient les fils et les filles de parents qui ne sauront jamais ce qui leur est vraiment arrivé ou à qui on fera croire un mensonge pour qu'ils ne creusent pas plus loin. Ils étaient des amis, des amants, des frères ou des sœurs et pour deux d'entre eux, des pères… Leur vie a été brisée brutalement, dans un déchaînement de violence face auquel ils ont été impuissants. Je leur rends un dernier hommage, bien loin des funérailles qu'ils auraient pu avoir si nous n'avions pas été obligés de faire disparaître leurs corps.

J'adresse finalement une prière aux louveteaux qui ne sont pas morts mais qui ont perdu quelque chose d'essentiel cette même nuit : leur vie humaine, dont l'une que j'ai dû arracher moi-même… Cette dernière prière est aussi un peu pour moi, pour m'aider à accepter ce que j'ai été contraint de faire pour protéger notre espèce toute entière.

Lorsque nous ressortons du temple, je me sens à la fois à fleur de peau et apaisé, comme si j'avais retiré un pansement et que la plaie était encore un peu sensible mais en bonne voie de cicatrisation.

– Merci de m'avoir accompagné, dis-je à Kei avec sincérité. Cela m'a fait du bien.

– Je suis heureux d'avoir été là pour toi.

Il glisse sa main dans la mienne alors que nous avançons vers sa voiture et j'entrelace nos doigts.

Ces derniers mois ont été intenses, affreux à plus d'un niveau, terriblement éprouvants autant physiquement que mentalement… mais ils m'ont aussi apporté une chose inestimable et irremplaçable, que je compte chérir chaque jour comme le miracle que cela représente pour moi.

Alors que le Hummer est en vue, mon instinct se réveille et attire mon attention sur une vieille Subaru gris foncé garée un peu plus loin. Derrière la vitre conducteur, j'aperçois en partie le visage d'un homme derrière l'objectif d'un appareil photo. Le photographe tente de se faire discret et si je n'avais pas une vue aussi aiguisée, je ne l'aurais certainement pas remarqué.

– À dix heures, dis-je en remuant à peine les lèvres. Sois discret.

– Qu'est-ce qu'il fait ?, s'étonne Kei après avoir jeté un coup d'œil et sans rien laisser paraître sur son visage. Il nous espionne ?

– On dirait bien.

– L'enquête n'est-elle pas clôturée ?

– Si. Dan me l'a confirmé. Tu n'es plus un suspect dans la mort de Rina Takagi.

Kei déverrouille son véhicule et je relâche sa main pour contourner le capot et prendre place sur le siège passager avant. Une fois les portières refermées, Kei jette un nouveau coup d'œil dans son rétroviseur.

– Alors pourquoi l'inspecteur Narita est-il en train de nous prendre en photo ?

– Si je devais parier, je dirais que cela n'a rien à voir avec l'enquête pour meurtre… mais que c'est plutôt en lien avec la disparition de son ami Katsuo, réaparu soudainement pour te servir de chauffeur.

– Oh oui, j'avais complètement oublié cet épisode ! Voyons s'il nous suit.

Nous mettons nos ceintures et il démarre, quittant le parking en douceur. L'inspecteur nous prend effectivement en filature. Kei pousse un juron mais ne change pas son allure. Après une minute de réflexion, il commente :

– Si mes souvenirs sont bons, Katsuo a dit que Narita avait remué ciel et terre pour le retrouver lorsqu'il a disparu il y a vingt ans. S'il se met à nous surveiller pour découvrir le fin mot de l'histoire, il risque de découvrir des choses que nous ne voulons pas qu'il apprenne. Tout cela peut rapidement dégénérer.

Se débarrasser d'un officier de police encombrant sera bien plus difficile qu'avec un citoyen lambda que nous pouvons menacer ou intimider. S'il se montre trop curieux, nous serons dans l'obligation de l'éliminer… et de faire passer ce crime pour un simple accident. Une perspective qui ne me réjouit clairement pas.

– Je vais le surveiller et mettre en garde Katsuo, dis-je pour essayer d'apaiser la tension de mon compagnon. Il faudrait peut-être qu'il évite de se montrer pendant quelque temps.

– Ou qu'on lui crée un passé plausible. Comme tu l'as dit l'autre soir, Katsuo n'a pas vieilli et les sosies existent. Si Narita s'acharne à découvrir la vérité, il va fouiller dans son passé. Avec une identité bien définie et sans zone d'ombres, il pourrait lâcher l'affaire.

– Je vais m'en occuper.

J'ai beau le dire avec assurance, je ne suis pas certain que cela soit suffisant. Je peux créer les papiers nécessaires pour prouver une identité, je peux même payer des gens qui témoigneront de la véracité de son existence… mais face à quelqu'un d'entêté, ce ne sera que de la poudre aux yeux. Avec un bon enquêteur qui gratte la surface, la vérité peut toujours éclater… et quelque chose me dit que l'inspecteur Yohei Narita n'est pas le genre d'homme à lâcher facilement une affaire quand son instinct lui souffle qu'il tient quelque chose.

Nous continuons notre trajet en silence, observant régulièrement le véhicule qui nous suit à distance. Quand nous entrons sur le terrain de Kei, je vois la Subaru s'arrêter le long du trottoir et l'objectif nous viser à nouveau. Je me tourne vers le portail de manière aussi naturelle que possible, et l'inspecteur redémarre comme si de rien n'était. J'écoute son moteur s'éloigner jusqu'à ce qu'il soit trop loin pour que je le perçoive.

– Bon, soupire Kei. Assurons-nous qu'il ne se mette pas en planque dans la rue et ne prenne pas en photo tous nos invités du jour.

Nous allons effectivement accueillir beaucoup de monde aujourd'hui. Shoda doit passer dans peu de temps avec ses deux lieutenants afin que les louveteaux choisissent leur Meute, et les Ryuudan au complet sont attendus en début d'après-midi. Bien qu'avoir des visiteurs ne soit pas vraiment suspect, il vaut mieux éviter qu'un curieux commence à s'intéresser aux raisons qui réunissent autant de personnes d'horizons si différents au même endroit.

– Je vais paramétrer les caméras pour qu'on soit alertés, dis-je pour le rassurer.

– Merci.

Je l'accompagne à l'intérieur mais le délaisse rapidement pour traverser la maison et ressortir de l'autre côté. Je franchis le petit pont au-dessus de l'étang, puis le bout de jardin un peu plus sauvage pour atteindre ma maison. Tout est resté en l'état, excepté une fine couche de poussière et les draps froissés du lit, témoins du passage de Kei en mon absence. L'endroit a beau être le même qu'avant, je ne suis pas encore parvenu à me le réapproprier. Trop de temps est passé, trop de choses sont arrivées, je me sens différent.

Rejoignant mon coin informatique, je me connecte au réseau de surveillance de la propriété. Personne ne semble y avoir touché depuis mon départ et je note que certaines caméras méritent que je réajuste leur angle. C'est d'ailleurs ce que je fais pour celles côté rue, afin de couvrir toute la zone. Pas de traces de l'inspecteur. Peut-être a-t-il renoncé pour aujourd'hui. Je bricole rapidement un bout de code pour être alerté de tout véhicule à l'arrêt dans la rue. Cela devrait suffire dans un premier temps. Je prendrais des mesures plus drastiques si besoin.

Quand j'aperçois la berline de Shoda approcher de la maison, je transfère les alertes sur mon téléphone et retourne à la maison principale. Le temps que je rejoigne le salon, tout le monde est déjà installé. Les quatre louveteaux sont assis côte à côte sur le plus grand canapé. Shoda et Kei sont sur des fauteuils qui leur font face et les lieutenants des deux Meutes se tiennent debout, légèrement en retrait. N'étant plus un lieutenant, je cherche encore où me placer dans ce genre de situation. Je suis certain que Kei voudrait que je vienne m'asseoir sur son accoudoir, pour « siéger » avec lui, ou pour qu'il puisse me toucher quand il le veut… mais me mettre ainsi en avant n'est pas dans mes habitudes. Je viens plutôt me placer derrière le siège de Kei, m'appuyant au mur pour observer l'échange.

J'ai enfin appris les noms et un résumé de l'histoire de chacun d'entre eux.

Il y a tout d'abord Yasuo, que j'ai transformé moi-même. Il a trente-deux ans, il est fiancé et travaille comme commercial dans une firme d'électronique grand public – appareils photographiques, télévisions et autres objets de ce type. Le soir de l'attaque, sa voiture est tombée en panne, son téléphone n'avait plus de batterie et il est entré dans le bar pour contacter sa fiancée. Depuis son réveil, on lui a autorisé un bref appel pour la rassurer et éviter qu'elle ne contacte la police. Quand je suis dans la même pièce que lui, il me jette des regards étranges, à mi-chemin entre la prudence et une intense réflexion.

Ensuite, il y a le barman, du nom de Masaaki. À quarante-huit ans, il est le propriétaire de son établissement. Il est divorcé depuis plusieurs années et a une fille qui est à l'université mais avec qui il a très peu de contact. Ses traits burinés par une vie difficile se sont quelque peu lissés suite à sa transformation et son corps qui s'empâtait, surtout au niveau du ventre, est désormais bien plus musclé. Ces changements donnent l'impression qu'il a rajeuni de quelques années : il paraît désormais plus proche de la quarantaine que de la cinquantaine. Il est assis avec les genoux écartés, comme pour prendre plus de place, les bras croisés sur le torse, une expression renfrognée sur les traits. Il n'est pas dans de très bonnes dispositions, n'ayant pas encore digéré ce qui est arrivé, à lui comme à ses clients.

Les deux derniers se nomment Kabuto et Minato, respectivement conducteur et passager de la voiture qui a percuté Ganju, avant que celui-ci ne les agresse. À cause de la blessure impressionnante que le passager avait au visage, nous n'avions pas remarqué qu'ils se ressemblent trait pour trait. Ils sont jumeaux monozygotes et il est difficile de les différencier à vue d'œil. Même leur odeur est identique, à l'exception de légères nuances subtiles. Ils ont vingt-six ans, sont originaires de Takahama et sont venus s'installer à Osaka en quête de travail il y a moins de deux semaines. Ce qui est une aubaine pour nous : ils ne connaissent encore personne. Minato n'a presque pas dit un mot depuis son réveil mais son frère, au contraire, pose toutes les questions qui fâchent.

Tous quatre écoutent les deux Alphas leur expliquer une nouvelle fois ce qu'on attend d'eux : qu'ils choisissent une Meute pour y apprendre à gérer leur loup pendant les deux prochaines années. Shoda prend le temps de dépeindre un bref portrait des siens, de leurs activités, de l'ambiance qui règne entre eux et des avantages et inconvénients qu'on peut trouver sur son territoire. Avec la redéfinition des frontières, les territoires des Kuroi Tenshi et des Ryuudan se valent à peu près désormais… Kei fait de même, évoquant aussi le sujet des changements qui pourraient survenir dans les mois à venir. S'il avait gagné des points en s'occupant d'eux, l'idée que nous soyons attaqués prochainement lui en fait certainement perdre.

– Qu'en est-il de nos boulots ?, demande Maasaki.

– Aucun d'entre vous ne sera autorisé à travailler tant que nous n'aurons pas l'assurance que vous êtes capables de supporter une certaine pression sans céder à la transformation. Je peux vous obtenir des arrêts de travail officiels. Tous vos frais seront pris en charge par votre Meute le temps nécessaire.

– Et on devra rembourser ?, demande Kabuto. Avec des intérêts astronomiques ?

– Non, ce n'est pas comme ça que cela fonctionne. Nous n'allons pas ouvrir une reconnaissance de dette à votre encontre. La Meute paie les coûts des loups qui ne peuvent pas s'assumer, de la même manière qu'un parent le ferait pour un enfant jusqu'à ce qu'il soit en âge et en capacité de le faire. Quand vous pourrez retravailler, vous aurez une dîme à payer comme tous les membres de la Meute pour assurer son bon fonctionnement.

– Ça s'élève à combien ?, demande Masaaki.

– Tout dépend du montant touché ou des frais que la personne a à sa charge, mais c'est entre cinq et dix pourcent du salaire.

– En tant que patron de bar, j'ai déjà du mal à couvrir mes dépenses, indique Masaaki avec une pointe d'agacement.

– Nous avons les moyens de t'aider à faire prospérer ton entreprise, explique mon Alpha avec patience. Ton bar est sur le territoire des Kuroi Tenshi, mais tu peux intégrer la Meute qui te convient le mieux. Shoda et moi avons signé un accord de libre circulation sur nos territoires pour nos loups respectifs. Par contre, de préférence, ton logement devra se trouver sur le territoire de ta Meute… mais nous pouvons faire une exception si cela est vraiment nécessaire.

– Je vis au-dessus de mon bar. Je ne sais même pas si j'ai envie d'y refoutre les pieds après ce qu'il s'est passé, réplique-t-il avec amertume.

– Nous pouvons t'aider à ouvrir un nouvel établissement ailleurs, dans quelques temps, si tu le souhaites.

Massaki ne répond rien. Son univers est sans doute déjà bien assez bouleversé sans qu'il ait envie de réfléchir à cette possibilité. Dans le silence songeur qui suit cet échange, Yasuo finit par prendre la parole :

– Mon domicile se trouve sur quel territoire ?

Il donne son adresse et je vérifie rapidement sur mon téléphone, ne connaissant pas toutes les rues de la ville de mémoire.

– Ton logement est au cœur du territoire des Ryuudan, tout comme l'entreprise dans laquelle tu travailles, dis-je sans ajouter qu'il serait donc logique qu'il nous rejoigne.

Je préfère qu'il fasse son choix sans pression aucune. Il me regarde à nouveau avec ce drôle d'air. Je le soutiens en essayant de paraître ouvert à la discussion. C'est raté : il baisse les yeux en quelques secondes. Pour éviter de perdre cette occasion, je l'interpelle aussitôt d'une voix aussi douce que possible :

– Nous pouvons parler de ce que je t'ai fait ce soir-là, Yasuo, si tu en as besoin.

Il se frotte les bras dans une attitude de malaise mais finit par me regarder à nouveau, les sourcils froncés.

– Ça ressemble à un mauvais rêve. Le fait de ne plus avoir de blessures et de me sentir si différent… c'est bizarre. Tout est bizarre. Les sons, les odeurs, mes émotions. Je ne sais pas quoi penser de ce qui m'est arrivé et je ne sais pas comment agir avec toi en sachant ce que tu m'as fait.

– Je peux t'aider avec tout ça. Si tu m'accordes ta confiance, je te donnerai les clefs pour arriver à comprendre, à accepter et à aller de l'avant.

– Il est doué, précise Kei. C'est lui qui m'a transformé et tout appris. Il a aussi aidé d'autres loups par le passé.

Yasuo nous regarde à tour de rôle pendant quelques instants puis hoche la tête lentement.

– D'accord. Je veux bien vous rejoindre.

– On s'occupera bien de toi, Yasuo, promet Kei.

Le jeune loup se laisse aller contre le dossier de son siège avec un petit soupir, comme s'il était soulagé d'avoir pu prendre une décision. Je suis heureux qu'il ait fait celui-là. L'aider sera pour moi une façon de me faire pardonner de l'avoir blessé.

Kei tourne la tête vers les jumeaux et leur demande s'ils ont besoin de précisions. C'est toujours celui qui est le plus loquace qui répond :

– On ne prendra pas de décision avant d'avoir vu celui qui nous a mordus, décrète-t-il avec une point de virulence.

– Je me doutais que vous le souhaiteriez, répond calmement Shoda avant d'appeler : Ganju, tu peux entrer.

Le Kuroi Tenshi qui patientait dans le hall d'entrée, pénètre dans la pièce avec une expression fermée plaquée sur le visage. Il jette un coup d'œil aux jumeaux avant de baisser les yeux, conservant toutefois la tête haute pour ne pas totalement perdre la face. Il s'arrête entre les deux Alphas, les mains dans le dos, comme s'il était un soldat au repos. Un silence s'installe tandis que les jumeaux l'observent.

– Il ressemble beaucoup moins à l'énorme truc poilu qui nous a sauté dessus, commente Kabuto.

Son frère hoche la tête, songeur.

– Je suis désolé, lâche brusquement Ganju.

Il relève les yeux vers eux en semblant s'armer de courage.

– Je n'étais pas moi-même cette nuit-là. Je ne vous voulais aucun mal.

– Il paraît que tu es pompier, continue Kabuto sans réagir à ses excuses.

– Oui.

– Donc tu es plutôt du genre à sauver des vies qu'à en détruire ?

– Oui.

– Tu te sens coupable ?

– Oui.

Bien que cela soit la troisième fois qu'il répète ce mot, je peux ressentir tout le poids émotionnel qu'il contient. Sa culpabilité est terriblement lourde sur ses épaules, même s'il tente de n'en rien montrer.

– Si on intègre ta Meute, tu seras capable de cohabiter avec nous sans nous dégouliner de culpabilité dessus ?

Ganju cligne des yeux, l'air perplexe. Il ouvre la bouche mais hésite sur ce qu'il peut répondre à ça.

– Euh, oui, je pense que je peux faire ça…. Mais vous voulez vraiment partager des liens de Meute avec moi ?

Les jumeaux se regardent l'un l'autre et semblent communiquer en silence. Finalement, c'est Minato, celui qui n'a presque pas parlé jusqu'ici, qui prend la parole d'un ton discret :

– Si on choisissait de ne pas venir dans ta Meute, on aurait l'impression d'être lâches. C'est nous qui t'avons renversé, c'est toi qui nous a blessés… on pense qu'on doit aller au bout de l'histoire. Apprendre à accepter le drame et cette nouvelle situation. Et puis savoir que si les choses tournent mal tu seras du genre à prendre notre parti par culpabilité est un avantage non négligeable. On compte bien en profiter.

Minato esquisse un sourire avec un peu trop de dents et son frère fait la même chose à ses côtés, rendant leur attitude presque agressive. Ça n'a rien de surprenant. Ils ne savent pas encore se contrôler… et peut-être même que c'est volontaire.

– Il n'y a pas de raisons que les choses tournent mal, intervient Shoda. Je vous accueille avec plaisir parmi les Kuroi Tenshi mais je ne vous laisserai pas tourmenter Ganju pour le plaisir.

Les jumeaux se montrent aussitôt prudents face à l'Alpha, sentant certainement qu'ils ont affaire à bien plus fort qu'eux.

– Même pas un peu ?, demande Kabuto.

– Les taquineries bon enfant seront tolérées, mais n'oubliez pas qu'il a souffert de cette situation autant que vous.

Ils hochent tous les deux la tête au même moment et avec la même inclinaison. C'est si étrange de voir une telle similarité.

– Merci, Boss, trop aimable, articule Ganju.

Shoda l'ignore et tous les regards se portent sur le seul qui n'ait pas encore fait son choix. Masaaki soupire lourdement.

– Ouais… vous parlez d'un putain de choix, commente-t-il d'un ton bougeon. Vous avez dévasté mon bar, tué mes clients, vous m'avez donné un putain de virus qui m'a changé en un truc que j'arrive à peine à comprendre et maintenant vous me demandez de choisir entre une prison ou une autre. C'est pas un choix, c'est un traquenard.

Personne ne répond, lui accordant le temps d'y réfléchir ou de poser les questions nécessaires pour se décider. Il soupire à nouveau.

– Est-ce que je pourrais changer d'avis si ça me convient pas ?

– Oui, confirme Kei. Si ton Alpha ne peut pas t'apporter ce dont tu as besoin, tu pourras tout à fait être transféré dans une autre Meute. Le but n'est pas de t'emprisonner mais de t'aider jusqu'à ce que tu te sentes enfin en phase avec ta part animale.

– OK… alors, je vais rejoindre les Ryuudan… pas par envie mais par défaut. Deux vont chez l'un, deux vont chez l'autre, comme ça tout le monde est content.

– C'est entendu, Masaaki. Je serai ton Alpha à l'essai.

C'est inattendu. Je n'aurais jamais pensé que les deux loups blessés par Ganju voudraient rejoindre les Kuroi Tenshi justement à cause de lui. Je doutais que Yasuo accepte d'être dans ma Meute pour la même raison. Au final, chacun s'occupera de ceux dont ils sont responsables, ce que je trouve très juste.

Quelques minutes plus tard, Shoda repart avec ses lieutenants, Ganju et les jumeaux. Kaname ne s'attarde qu'une minute pour embrasser Shinichi avant de quitter les lieux. Ils vont procéder à l'intégration des nouveaux avec le reste de leur Meute, sur leur propre territoire.

Kei annonce que nous ferons de même quand la Meute arrivera. En attendant, nous commençons à préparer le brunch traditionnel du dimanche pour tout le monde, qu'ils vivent ici ou non. Sans cuisine pour le faire, nous privilégions des aliments crus, mais Naru – notre cuisinier en chef – utilise quand même le barbecue extérieur pour quelques plats faciles. Les loups arrivent au compte-goutte durant l'heure qui suit. Ils se servent en nourriture et boisson qu'ils consomment où ils le peuvent en l'absence de table où se restaurer. L'ambiance familiale et détendue des dimanches s'installe vite dans la maison. Finalement, quand vient l'heure de la réunion, on arrête enfin de cuisiner et on se réunit tous au salon.

Kei présente nos deux nouveaux membres à la Meute, puis explique à ces derniers en quoi consiste la cérémonie d'intégration. Yasuo a l'air d'être sur le point de vomir son déjeuner mais Masaaki gère un peu mieux son dégoût. Ils s'agenouillent sans protester et écoutent le discours de l'Alpha. Ce dernier évite de se mordre pour ne pas les effrayer et utilise ses griffes pour découper dans son avant-bras. Ouvrir la bouche et avaler un bout de sa chair demande aux deux louveteaux un plus gros effort. Yasuo émet un hoquet qui trahit une forte nausée qu'il parvient heureusement à réfréner.

Je trouve cela amusant. Dans quelques années, il sera tellement habitué à ces échanges de chair et de sang qu'il ne haussera même plus un sourcil.

Masaaki parvient à ne presque pas grimacer mais je le vois déglutir plusieurs fois comme pour s'obliger à faire descendre l'offrande, tel un médicament. Tous deux réagissent avec stupéfaction en sentant la puissance de l'Alpha déferler dans leur veine. Cela trouble tellement Yasuo qu'il entame une transformation involontaire que Kei stoppe aussitôt. Après s'être remis de leurs émotions, ils reçoivent les bienvenus des autres loups et paraissent à la fois perplexes et émerveillés de les ressentir comme des proches alors qu'ils ne les connaissent qu'à peine.

– Je ne suis plus le petit dernier de la Meute, déclare Shinichi près de moi avec un air satisfait.

– Tu seras toujours notre bébé, réplique Renji qui se tient de son autre côté, en exagérant son émotion.

Cela provoque quelques éclats de rire quand Shinichi s'insurge.

Kei ramène le calme rapidement. Après avoir donné à boire aux louveteaux pour qu'ils puissent se débarrasser du goût du sang, il demande à tout le monde de prendre place et d'être attentif, puis me fait signe de le rejoindre. Je m'avance sous les regards curieux et me poste près de lui pour leur faire face. Il va falloir que je m'habitue à être le centre de l'attention…

– Comme vous le savez, Hayate et moi nous sommes liés, il y a deux jours, déclare mon compagnon. On pense que cela va attirer la colère de certaines Meutes ou des opportunistes qui croiront pouvoir prendre le dessus sur nous et nous voler notre territoire. Nous aimerions vous laisser vous exprimer à ce sujet et poser des questions si vous en avez.

Un silence lourd lui répond, il insiste donc :

– Allez-y, n'hésitez pas à dire ce que vous avez sur le cœur.

Personne ne prend la parole mais Yama observe la Meute et je devine qu'il va parler.

– Je t'ai déjà dit ce que j'en pensais, déclare-t-il à l'intention de Kei. Je suis inquiet pour l'avenir mais je me fous complètement de ce que vous faîtes dans l'intimité.

– Merci, Yama. J'aimerais pouvoir dissiper tes inquiétudes.

– Il faut plus de patrouilles… qu'on puisse voir venir les menaces.

– Je suis d'accord. Autre chose ?

Nouveau silence, jusqu'à ce que Motoji intervienne :

– On peut poser vraiment n'importe quelle question ?

– Oui, confirme Kei.

– C'est lequel qui fait l'homme ?

– Tu peux poser n'importe quelle question qui ne concerne pas ce qui se passe dans la chambre à coucher, Motoji.

Je sens que Kei bouillonne et je le réconforte d'une caresse mentale avant de poser un regard lourd sur le loup indiscret. Il soulève le menton immédiatement avec un air contrit. S'il était sous forme de loup sa queue serait certainement entre ses pattes arrières et son échine basse.

– Quel crétin !, commente Minori avec un soupir, avant de demander : On va recruter plus de monde ?

– Oui, c'est prévu. J'ai invité les Raion à intégrer notre Meute, nous sommes dans l'attente d'une réponse. Qu'ils acceptent ou non, je vais faire savoir mon intention d'intégrer de nouveaux loups et j'espère que nous recevrons des candidatures. Nous étions dix-huit membres il y a quelques minutes. Grâce à Masaaki et Yasuo, nous sommes désormais une vingtaine. J'estime que nous devons doubler ce chiffre pour rendre la surveillance de notre territoire plus viable.

– Et faire un roulement, ajoute Renji d'un ton approbateur. Sinon on va juste passer notre temps à patrouiller et ne plus avoir de vie.

– Tout à fait, c'est ce que je sous-entendais.

– Qu'est-ce qu'on peut faire si on nous attaque à nouveau avec des fumigènes ?, demande Tomoe.

Je réponds avant Kei, me sentant mieux informé :

– La communauté qui nous a attaqués n'existe plus. Les Ombres l'ont démantelée. C'est elle qui a conçu cette arme chimique. Il faut espérer que les plans de conception n'aient pas franchi les frontières du cercle restreint de leur secte. Mais si cela devait de nouveau arriver, nous avons conçu un antidote qui fonctionne très bien. Nous en conserverons plusieurs unités ici même et si cela peut rassurer certains d'entre vous, vous pouvez toujours porter une dose sur vous lors de vos patrouilles.

– Nous pouvons revoir tous nos protocoles ensemble, intervient Kei, définir de nouvelles pratiques pour assurer la sécurité de tous et pouvoir avertir d'un danger avec plus de rapidité. Je vous invite à transmettre toutes vos idées à Shinichi, notre Exécuteur en chef. Nous prendrons le temps de consulter tout cela ultérieurement.

Les questions continuent de s'enchaîner. Elles tournent pour la plupart autour de l'avenir de notre Meute ou de ce qui pourrait nous tomber dessus. Rares sont celles qui s'attardent sur notre couple. Finalement, mon compagnon décide de mettre les pieds dans le plat, sans doute parce qu'il ne supporte pas de rester dans le trouble :

– Est-ce que certains d'entre vous ont des réticences à suivre un Alpha gay ?

Un silence lui répond tout d'abord avant que Fumijirô ne réponde :

– On ne suit pas un Alpha gay. On te suit toi, Kei-san. Ta sexualité n'a rien à voir.

– Peut-être pas pour tout le monde.

Il attend d'autres réactions mais personne ne dit rien. Je les observe tous un à un, mais ne perçois aucune hostilité franche. Ils ne se réjouissent peut-être pas tous de cette nouvelle situation mais il semblerait que nous ayons vécu trop de choses ces dernières années pour qu'un changement d'orientation sexuelle soit réellement un problème à leurs yeux… ou en tout cas, quelque chose qui soit insurmontable.

– Très bien, conclut mon compagnon. Je vais partir du principe que rien n'a changé à vos yeux. Gardez à l'esprit que je ne tolérerai pas de manque de respect envers moi ou Hayate. Vous avez le droit d'avoir vos opinions, d'être réticent ou mal à l'aise, vous avez même le droit d'en parler… mais pas d'être insultant. Est-ce que la différence est bien comprise ?

Des hochements de tête ou des approbations verbales lui répondent aussitôt.

– Alors c'est parfait.

– On a le droit de vous demander quand les choses ont changé entre vous ?, demande Ena avec un sourire intrigué et des yeux pétillants de curiosité. Qui a fait le premier pas ? Quand vous vous êtes dit que vous vous aimiez et vouliez passer le reste de votre vie ensemble ?

Kei lâche quelques éclats de rire qui se veulent sans doute amusés mais que j'interprète comme de la nervosité. Il ne s'attendait pas à ces questions très personnelles et je me demande s'il ne finirait pas par rougir si on insistait un tout petit peu plus sur le sujet.

– Eh bien… Hayate est tombé amoureux le premier, parce que je suis irrésistible, répond-il avec tellement de suffisance que toute l'assistance en rigole, et j'ai mis un siècle à réaliser que peut-être que moi aussi, j'avais craqué pour lui. Ensuite, tout s'est fait naturellement… avec beaucoup de bâtons dans les roues qui nous ont fait trébucher plus d'une fois. Et on en est là !

Il écarte les bras comme pour conclure ce résumé très succinct avec emphase.

– Je vous arracherai tous les détails croustillants, déclare Ena avec un sourire trop grand pour être innocent. Je ne me contenterai pas de ça.

– Tu peux toujours essayer, rétorque Kei avec un air joueur.

Je sens que cela va beaucoup les amuser tous les deux dans les semaines à venir. Espérons qu'ils me tiennent à l'écart de leur petit bras de fer. Kei change rapidement de sujet pour revenir à des préoccupations plus essentielles. Après quelques minutes supplémentaires où nous répondons à de nouvelles questions qui tournent un peu en rond, l'Alpha décide de mettre fin à la réunion.

La Meute reste dans les parages pour profiter de la nourriture, discuter ensemble ou faire la connaissance des nouveaux membres. Kei, par contre, me prend la main et m'attire à l'étage jusqu'à son bureau avec un regard brûlant et un sourire aux coins des lèvres. Je sais très bien ce qu'il a en tête et même si j'envisage de protester pour la forme, je renonce bien vite à cette idée.

Il est euphorique et je le comprends. La réaction de la Meute à cette nouvelle situation a été tellement bien acceptée qu'il ressent un besoin souverain de partager son soulagement et son bonheur avec moi, dans l'intimité.

Il m'attire dans son bureau, referme derrière nous et m'enlace pour m'offrir un délicieux baiser. Ses mains empoignent mes fesses pour presser nos entrejambes l'une contre l'autre et je soupire de désir, réfléchissant déjà à comment le débarrasser de ses vêtements sans les déchirer comme j'en ai tellement envie. Pourtant, à peine ai-je glissé la main dans l'ouverture de son col de chemise que quelques coups sont donnés contre la porte. Il grogne et se détache de ma bouche avec un air blasé.

– Évidemment, soupire-t-il. Les bâtons dans les roues frappent encore et toujours.

Je ris doucement et le pousse vers son bureau.

– Va t'asseoir pour cacher ça…

Il s'exécute avec un air bougon, d'autant plus quand il doit se réajuster une fois assis et je me place derrière son siège, histoire de dissimuler aussi ma propre réaction. C'est qu'on peut démarrer au quart de tour tous les deux… mais la redescente est nettement plus lente.

– Entrez, lance Kei d'une voix assez forte pour être entendue.

Ses appartements sont mieux insonorisés que le reste des pièces de la maison, pour lui permettre d'avoir des conversations en privé avec ses loups, mais ce n'est pas une barrière sonore infranchissable.

La porte s'ouvre pour dévoiler le visage inquiet de Reiko. Elle referme derrière elle et s'avance à petits pas, comme si elle ne voulait pas déranger. Du haut de son mètre cinquante-deux, avec sa silhouette fluette et son visage d'une beauté parfaite, elle pourrait jouer de ses atouts pour sembler moins dangereuse qu'elle ne l'est… mais elle est réellement inoffensive. Cela fait maintenant un an qu'elle est parmi nous. Sur la réserve, très effacée, elle n'a jamais posé problème mais ne donne pas non plus ses opinions, il est donc difficile de la cerner. Elle a affronté tout ce qui nous est tombé dessus en un an sans jamais se plaindre, ou protester. Je me demande si les choses vont changer.

– Bonjour, Reiko. Que puis-je faire pour toi ?

– Kei-san… je voulais te dire… je… Ça fait longtemps que je voulais t'en parler mais je ne savais pas comment tu réagirais alors…

Elle bute sur les mots et semble de plus en plus nerveuse. Kei tend la main vers elle et elle s'approche du bureau pour la prendre avec précipitation, comme s'il lui offrait une bouée alors qu'elle était sur le point de se noyer. Refermant sa seconde main sur les doigts de la louve, je le sens influencer la jeune femme avec du calme et de la sérénité. Il ne sera jamais capable d'être aussi bon qu'un Soumis dans cet exercice mais cela lui permet de l'aider à se détendre significativement.

– Dis simplement ce que tu as à dire, Reiko. D'une traite, comme on arrache un pansement.

Elle hoche la tête, ses joues se colorent et elle inspire profondément avant de déclarer précipitamment :

– Je pense que je préfère les femmes.

Je perçois la surprise de mon compagnon, qu'il surpasse rapidement pour demander avec douceur :

– Tu le penses ou tu en es sûre ?

– Je pense… que j'en suis sûre.

Kei sourit à la sémantique utilisée et la louve réalise alors le côté incongru de sa réponse car elle rougit brusquement, puis lâche quelques éclats de rire si chargés en émotion que je me demande si elle ne va pas fondre en larmes pour soulager la pression.

– J'en connais quelques-uns qui vont avoir le cœur brisé, commente Kei d'un ton léger.

Les éclats de rire nerveux de Reiko se transforment en sanglots discrets et elle baisse la tête pour tenter de maîtriser les émotions qui la submergent. Sans lui lâcher la main, Kei se lève pour contourner le bureau et se placer devant elle.

– Regarde-moi, Reiko.

Elle obéit, les larmes aux yeux et les joues écarlates.

– Merci de m'avoir fait confiance. Tu es en sécurité parmi les Ryuudan. Je ne laisserai personne te causer du tort à cause de ça. Tu as le droit d'aimer qui tu veux et d'être heureuse. Je te soutiendrai toujours et veillerai à ce que tu t'épanouisses.

La louve hoquète et Kei l'attire contre son épaule pour lui permettre de craquer. Il a le chic pour pousser ses loups à percer les abcès par une crise de larmes pour ensuite se sentir mieux. Discrètement, je quitte la pièce pour rejoindre la chambre, par respect pour ce moment d'intimité qu'un Alpha et sa louve peuvent partager, mais aussi pour qu'ils se sentent plus libres dans leurs propos. Tous deux savent que je suis là et que j'entends leur conversation, mais je leur épargne d'avoir un public qui les scrute.

Je m'assois sur le lit et souris en écoutant Kei la rassurer, l'aider à se remettre de ses émotions et discuter de ses béguins. Reiko, toujours aussi timide, en dit peu mais semble apprécier qu'il s'intéresse à sa vie sentimentale. J'avais toujours eu du mal à la cerner, la trouvant trop secrète pour son propre bien… je comprends tellement de choses désormais. Même si je sais qu'une orientation sexuelle n'est pas ce qui définit une personne, dans notre univers cela peut avoir un impact non négligeable sur notre façon d'agir avec les autres. Un loup ou une louve dépend littéralement du bon vouloir et de l'opinion d'un homme : leur Alpha. Pourtant, Shinichi a essuyé les plâtres cet été, en s'accouplant à Kaname. Que Reiko ait eu besoin d'autant de temps pour faire confiance à Kei me pousse à nous remettre en question. Nous devrions parler plus souvent de ce type de sujet compliqué pour que les nôtres se sentent autorisés à dévoiler leurs secrets en toute sécurité.

Kei me rejoint au bout de quelques minutes avec un sourire en biais, comme s'il avait envie de rire de la situation, mais qu'en même temps, il était sacrément touché par ce qui vient de se passer. Il approche et je pose mes mains sur ses hanches, alors qu'il referme les siennes sur ma mâchoire.

– À croire qu'on peut toujours être surpris, dit-il. Par une louve qu'on croyait connaître mais qui nous cachait un grand secret… par une Meute qui nous accepte tel qu'on est sans se préoccuper de qui on aime… Est-ce que toi aussi tu peux me surprendre encore ?

– Peut-être…

– Non, je te connais par coeur, affirme-t-il avec arrogance. Tu n'as plus aucun secret pour moi.

Pour détendre l'atmosphère et l'éloigner des émotions qu'il vient de traverser, je décide de jouer le jeu.

– Vérifions ça. Je dors de quel côté du lit ?

– Toujours du côté de la porte, réplique-t-il sans hésitation. C'est plus fort que toi, ton instinct ultra-protecteur t'y oblige pour affronter toute menace qui se pointerait.

– Correct… Comment je bois mon café ?

– Tu n'en bois pas. Tu préfères le thé. Pas de sucre, ni de lait. Sauf de temps en temps quand tu as envie d'une boisson plus réconfortante, n'essaye pas de me piéger.

– Encore juste, dis-je avec un sourire amusé.

– Tu dors nu. Tu aimes méditer le matin, surtout par temps de pluie. Tu n'aimes pas te mettre en avant et tu détestes qu'on t'appelle « Compagnon de l'Alpha » même si moi je trouve ça terriblement sexy. Quand tu t'essuies après la douche, tu commences toujours par le bras gauche, puis le droit avant de passer au torse.

– D'accord…, dis-je avec lenteur et ironie. Que tu saches tout cela n'est pas du tout effrayant…

Il sourit mais continue comme si je ne l'avais pas interrompu :

– Tu ne l'avoueras jamais mais tu aimes la forme de tes fesses si j'en crois la façon dont tu les examines dans le miroir quand tu enfiles un pantalon. L'été, tu préfères être pieds nus qu'en chaussettes. Tu n'apprécies pas le goût des poireaux mais tu pourrais manger du saumon jusqu'à t'en faire péter le bide. Tu aimes écouter les oiseaux et tu sais même les reconnaître à leur chant. Quand tu es concentré sur ton ordinateur, il t'arrive de plier un genou et d'y poser ton menton.

– Stop, ça suffit, dis-je avec un rire quelque peu embarrassé.

Je pose mon front contre son torse pour essayer de cacher le sourire irrépressible qui me fend le visage. Il ne réalise même pas ce que cela me fait d'entendre tout ça.

– Je sais déjà tout de toi, Hayate, continue-t-il toujours la même suffisance. Je sais même quel est ton film préféré : Highlander.

Je redresse brusquement la tête avec un air scandalisé.

– Tu dois arrêter avec ça ! C'est complètement faux !

– Tu ne veux juste pas l'admettre.

– Pas du tout !

Ma protestation le fait rire et il me renverse sur le lit pour me couvrir de son corps. Sa bouche s'accapare la mienne, certainement dans le but de m'empêcher d'argumenter, mais très vite, nous partageons quelque chose de plus intime. On se déplace dans une roulade pour se positionner plus au centre du matelas où nos jambes s'emmêlent et où nous pouvons nous câliner. Quand il relève le visage, il y a des stries bleutées dans le noir de ses iris. Mon cœur cogne fort dans ma poitrine alors que j'enfonce mes doigts dans ses cheveux et que je contemple son beau visage.

– Tu as oublié de dire que je suis fou amoureux de toi, dis-je avec une pointe d'émotion.

– En même temps, c'est logique… je suis le légendaire Dragon !

Je roule des yeux dans une fausse exaspération. Tout en riant de sa propre blague, il plonge le visage dans mon cou et vient embrasser ma peau, provoquant des frissons qui me donnent la chair de poule. Cela n'aide pas à calmer le rythme de mon cœur et je me découvre prêt à lui céder tout ce qu'il veut tant qu'il continue à m'offrir ce genre de sensations. Il s'arrête pourtant pour me regarder à nouveau avec une telle intensité que je sens ma poitrine se serrer.

– J'ai hâte de découvrir d'autres choses sur toi, Hayate. De la plus grosse révélation au plus petit détail insignifiant.

Il est capable de me sortir des phrases incroyablement romantiques qui me surprennent à chaque fois et me font un peu plus tomber amoureux de lui. Pourtant, je ne pense pas être capable d'aimer davantage cet homme, que je connais sans doute aussi bien en retour.

– Et j'ai hâte de vivre encore d'incroyables aventures à tes côtés, lui dis-je dans un murmure avant de l'embrasser.

Nous avons tout vécu ensemble : la peur, la souffrance, le deuil ; les voyages, les découvertes, les nouveautés ; les joies, les victoires, les bonheurs… Nous avons combattu ensemble, ou l'un pour l'autre. Nous avons affronté les pires horreurs, les situations les plus inextricables, les moments qui paraissaient désespérés… Nous nous sommes soutenus et acceptés tels que nous sommes, avec nos défauts et nos qualités. Nous nous sommes perdus et retrouvés. Nous nous sommes blessés et aimés.

Il est mon compagnon dans tous les sens du terme : ami, amant, amour. Peu importe ce qui nous attend à l'avenir, nous l'affronterons ensemble.

C'est lui et moi, contre le reste du monde.

FIN


[1] Plus connu sous le nom de Tai Chi Chuan, cet art martial venu de Chine est constitué d'une série de mouvements lents exécutés avec fluidité et expérience.