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Chapitre XIII. Le jeu des quatre frères
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Il est là. Hotel Luxer. Situé dans une rue piétonne au cœur du quartier rouge d'Amsterdam, il a une façade avenante et atypique. Il lui fait vaguement penser à une boutique du Chemin de Traverse qui ne serait pas de guingois. Amaury pousse la porte vitrée s'ouvrant directement sur la réception et le bar, jumeaux siamois.
Les cars les ont déposés sur une place voisine et y ont déchargé les bagages. Les danseurs, les élèves, les membres du staff se sont mélangés. A la demande des boss, ils ont formé des groupes de quatre selon les affinités puis ont tiré au sort l'hôtel qui les accueillerait, soit l'hôtel Luxer, soit le XO Hotels City Centre. Le premier au look traditionnel, le second plus moderne sont très bien équipés. Dès qu'ils avaient leur destination, ils empruntaient la rue désignée.
Ils sont enfin arrivés et ça bouchonne un tantinet. Ils auront largement le temps d'admirer la décoration classe. Le comptoir, les vitrines en bois couleur ébène comme les tables rondes entourées de chaises assorties apportent un cachet certain. L'escalier mène à la salle à manger aménagée au sous-sol, explique la réceptionniste. Devant eux Breno, Juan, Royden et Soren font la file. Plus loin, au bar, Matte, Saverio, Sean et Alexeï prennent un verre en attendant leur tour.
Les deux hôtels sont à une rue de distance dans le même secteur central, celui des commerces de luxe notamment Nike, Gucci, Burberry, Ralph Lauren, Diesel, Tiffany signale justement l'employée, ce qui fait rire Driss qui retourne ses poches vides d'un geste faussement désespéré. Ils n'ont de restaurant aucun des deux et les magasins à l'intérieur des hôtels n'empêchent pas la présence de distributeurs en tous genres.
La chambre est vaste. Quatre lits d'une personne séparés par des tables de nuit l'occupent, ainsi qu'un bureau, une table basse, quatre poufs carrés, deux garde-robes, une grande télévision murale. Des draps d'un blanc éclatant, un tapis, des courtepointes et fauteuil bordeaux mettent en exergue les meubles foncés. Des voilages gris clair tamisent la lumière de ce jour maussade. Hormis une orchidée sur le bureau et un petit plateau à gâteaux à deux étages garnis de pralines sur un guéridon, des lampes qui diffusent une lumière douce, et créent une ambiance chaude, il n'y a nul bibelot superflu. Dépouillé. Carré. Net. Amaury aime l'ensemble. Excepté les lits. Il veut dormir entre les bras d'Erwan. Il échange un regard avec Gaby qui lui adresse un clin d'œil. Ils se sont compris.
— Vous défaites les valises ? Nous, on arrange ça, fait-il en montrant les coupables.
Bientôt des îlots de deux lits serrés l'un contre l'autre sont éloignés par les tables de nuits. Ce ne sera pas aussi confortable que des lits king size mais ils s'en contenteront. Amaury pousse un soupir de satisfaction sous le regard amusé d'Erwan qui pense qu'ils ne vont pas faire l'amour avec des voyeurs à moins d'un mètre.
— Les boss sont où ?
— Ici. Suite sous les toits composée de deux chambres et un salon.
— Avec Kei ?
— Oui. Ils s'entendent bien Sacha et lui, ils se connaissent depuis dix ans, raconte Gaby. Kei est plus âgé qu'il ne le paraît, il est un des "anciens", ceux qui ont œuvré avec le maître et peuvent transmettre sa manière de voir la danse.
— Âgé ? s'étonne Amaury.
— Il va avoir trente cinq ans. À la création du Béjart ballet Paris et à la demande de Sacha, il a choisi de quitter Lausanne où il avait toujours évolué pour venir aux Perrière.
— Il semble plus jeune.
— Il était l'un des solistes préférés de Maurice Béjart, il lui a confié des rôles prépondérants, dans "Le sacre du printemps", "Le presbytère n'a rien perdu de son charme, ni le jardin de son éclat", "La IXème Symphonie" où il a repris sa place lorsque le BBP l'a donnée, "L'oiseau de feu" qui exige une technique irréprochable et où il excelle. Lucas l'apprécie beaucoup. Il n'y a pas un seul ballet où il n'est pas au premier plan. Avec Gil Roman il était plus en retrait, explique Gabriel. (1)
— Lucas fait danser tout le monde, dit Amaury.
— Certains plus que d'autres, c'est évident, fait valoir Driss.
— Selon le mérite, le labeur fourni, l'emploi à pourvoir. C'est très différent de Maurice Béjart qui déclarait : « Je reprendrai à mon compte le mot de Lyautey : " Je ne travaille bien qu'avec les hommes avec lesquels je couche." », s'emporte Erwan.
Leur camarade est gentil cependant il ne faut pas attaquer les boss devant lui, ils le savent. Le sourire moqueur que lui lance Amaury signifie qu'il ne fera rien afin de tempérer le caractère de son chéri. Prudence donc. Driss se tait.
— On va déjeuner ?
— Où ?
— On va trouver. Dans la rue, j'ai vu des resto-burgers, des bars à pâtes, des sandwicheries, des pizzerias. On est parti.
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L'appartement familial est bien. Pas immense mais agréable. Si les chambres sont mansardées, les murs blancs augmentent la luminosité apportée par des velux. L'une est équipée d'un large lit double, l'autre de lits jumeaux. Des armoires encastrées, des tables de nuit, un bureau, une télévision murale complètent le mobilier de chacune. Dans le salon des canapés en cuir, un guéridon avec un plateau à café, un bar, deux fauteuils Voltaire, des tables d'appoint avec des lampes d'ambiance. Les meubles qui se veulent antiques et ne le sont pas ont néanmoins de l'allure. Ce n'est pas ce qui leur importe. Ils ont bien d'autres soucis. La grande fenêtre à meneaux s'ouvre sur la rue piétonne, Sacha observe les passants qui se hâtent, il pleut.
— Tu rêves ?
— Pas besoin. Du moment que tu es là, je suis bien dans la réalité, murmure-t-il.
En posant une main sur sa nuque sous les boucles blondes humides de la douche, Lucas répond d'un soupir. Malgré qu'ils subissent l'un comme l'autre la pression médiatique qui plombe leur moral, ils soutiennent du mieux qu'ils peuvent Rémi qui vit très mal la situation. Lucas subit en plus son humeur acariâtre. En dépit de ses diverses tentatives, les discussions sur l'oreiller sont rares, les câlins, les mots de tendresse absents. Rémi est pendu à son téléphone portable et connecté aux réseaux sociaux. Il contacte Olivier dix fois par jour pour savoir quels sont les clients qui manquent à l'appel et grince des dents à chaque table décommandée. Il n'y en a pourtant pas plus que d'habitude et elles sont aussitôt remplacées.
— Tu es à bout, constate Sacha en étreignant ses doigts.
— Je ne supporterais pas qu'il s'enlise dans l'alcool, dit-il en fixant l'extérieur.
— Tu exagères. C'est vrai qu'il a bu un peu hier parce que nous étions de sortie.
— Un peu ? Il était totalement à l'ouest. Et vendredi, nous étions de sortie ? Après le dîner, il était ivre.
— Il tente d'oublier, c'est humain. Ça lui passera et cette intransigeance ne te ressemble pas.
— Je me sens impuissant devant sa souffrance, Sashka. Ça me rend fou.
— Nous réagissons chacun à notre manière. Il est le plus atteint, il se sent responsable et les médias le traitent comme moins que rien. Il faut un bouc émissaire, il en fait un parfait. Si des voix s'élèvent en sa faveur, elles sont timides et il ne les entend pas. Il n'a pas de fans qui le défendent comme toi et moi qui sommes autant soutenus qu'attaqués. Nous avons tous les deux la tournée, la danse. Le travail lui permettrait d'avoir du recul. Loin du Motus, il est abattu. Il doit tenir encore un peu. On va rentrer. On en saura plus. Du côté de la criminelle, ça doit bouger également.
Deux larmes coulent sur les joues de Lucas que Sacha balaye du bout des doigts avec une infinie douceur. Navré, Rémi regarde son mari pleurer la tête sur l'épaule de Sacha qui le serre contre lui en chuchotant des mots de réconfort.
— Calme-toi, ça va aller, mon Lucas. C'est une mauvaise passe, je suis là. Tu ne peux pas baisser les bras, tu...
Bien sûr. Sacha est là. Solide. Attentif. Alors que lui est tellement stressé par les circonstances, tellement meurtri par les rumeurs, tellement coupable enfin que ça le bouffe. Il est peu prévenant, moins aimant. Les gestes de tendresse, d'amour, son mari en dévore matin, midi et soir et en prodigue tout autant, il est vrai. Rémi sait cette attente depuis qu'ils sont ensemble. Il avait fait un effort depuis leur séjour au Sénégal, essayant de remiser ses soucis en un coin de son cerveau. Ils ont ressurgi avec ce maudit bouquin et le tapage médiatique fait autour, ils l'ont envahi, submergé. Lucas et lui jouent les montagnes russes depuis six mois. Leur symbiose s'est distendue, son homme est néanmoins sa raison de vivre. Il l'aime de tout son être. Le perdre... Il prend sur lui pour régler la situation et une fois de plus se justifier, s'excuser de ses erreurs.
— Lucas, intervient-il, je me suis juste un peu laissé aller. D'accord je suis certainement difficile à vivre, un peu agressif. Je suis désolé de te blesser. Ce n'est pas la première crise que nous traversons, tu sais maintenant comment je fonctionne. Il me faut le temps de digérer, de me reprendre, ensuite j'affronte. Je ne serais pas là où j'en suis si ce n'était pas le cas.
Dès qu'il l'a vu, Lucas s'est séparé de Sacha, avec regrets lui semble-t-il et fait face. Son visage fermé n'augure rien de bon.
— Hier tu t'es alcoolisé, puis tu m'as complètement nié et tu as dansé toute la nuit avec des étrangers, reproche-t-il amer. J'ai cru que c'était avec l'un d'eux que tu allais revenir à l'hôtel. Je te l'ai déjà dit, le jour où je ne te suffirai plus, je te quitterai.
— Lucas, s'exclame-t-il avec douleur alors qu'il voit les yeux de Sacha s'agrandir de stupéfaction. Il n'y a que toi. Je n'ai remarqué aucun de ces hommes. Crois-tu que j'aie l'esprit à ça ? Je voulais simplement me dépenser, occulter ces gens qui me jugent, qui me condamnent. Je n'ai posé la main sur aucun.
— Tes regards, Rémi. Tes regards.
— Ce n'est pas le moment, danseur. Rémi n'a pas besoin que tu accentues son sentiment d'insécurité. C'est une soirée à oublier vite. Allons déjeuner, nous avons du travail.
Lucas demeure figé, avant de lancer à Sacha un coup d'œil déçu. Il n'a nulle envie de continuer à se disputer et se dirige vers la chambre.
— Je vais m'habiller.
Rémi reste en tête à tête avec Sacha. Parfait Sacha comme d'habitude. Parfait même avec lui.
— Fais de ton mieux, l'incite-t-il justement. Bien qu'il ne le dise pas, Lucas souffre.
— Comme toi.
— Forcément. Je ne suis pas insensible, raille le blond avec un haussement d'épaules. Mais il est là.
Il est là. Rémi se détourne et s'éloigne d'un pas nerveux. Rien n'est plus important à cet instant, que retrouver les bras de son mari.
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En bordure du fleuve Amstel, le National Opéra Ballet occupe un bâtiment ultra moderne, le Stopera, qu'il partage avec la mairie centrale de la ville. Circulaire, il évoque des arènes vitrées. Les deux salles de danse mises à leur disposition sont vastes et claires. Demain, ils pourront répéter sur la scène. Ce soir, le Dutch Nationale Ballet donne Requiem sur une musique de Mozart et une chorégraphie de Toer van Schayk qui est aussi le concepteur des décors. C'est le cinquantième anniversaire de la compagnie, leur saison est chargée. En septembre, le chorégraphe, directeur artistique du Nationale Ballet pendant des années aura quatre-vingts ans. S'il a pris officiellement sa retraite en 2001, il est encore très actif et tout particulièrement au Stopera. Il n'est pas rare de le voir assister aux répétitions, de les diriger quand il s'agit de ses œuvres. Au début de l'année prochaine, sont prévus plusieurs ballets du couple extraordinaire qu'il forma pendant plus d'un demi siècle, à la scène et à la ville, avec Rudi van Dantzig décédé en 2012.
Avec Sacha, Lucas voyage de la répétition de la troupe à celle des élèves de première. Ils ont visionné presque l'entièreté des vidéos qu'a filmées Rémi lors des représentations. Ils vont vers chaque interprète, lui donnant un conseil, attirant son attention sur une erreur qu'ils ont notée, sur une faiblesse récurrente. Ensuite, sous l'œil de la caméra que tient Rémi, ils travaillent ensemble afin de corriger le problème. C'est interminable et fastidieux. Il n'y aura pas de programmes libres. Il est temps d'aller dîner et de se reposer, la journée a été longue. Ils passent devant des portes ouvertes d'où proviennent des mélodies variées.
— Marijn, indique Sacha en désignant un homme blond qui orchestre une classe d'adolescents.
— Il ne danse pas aujourd'hui. Sa blessure au genou le contraint à se ménager. S'il est sage, il se contentera d'être maître de ballet et directeur. Mais sage, il ne l'est pas, se moque Lucas.
— C'est dommage. Il est très bon et magnifique d'expression, regrette Sacha. Il est exceptionnel en la seconde version de Boléro chorégraphiée par Maurice Béjart.
Marijn Rademaker est devenu directeur du ballet national en janvier 2015, sans tapage médiatique, avec élégance. Longtemps soliste principal du Stuttgart Ballet, il a dansé maintes fois en tant qu'invité au Dutch National Ballet avant d'en prendre la tête rentrant définitivement au pays.
— En fin de saison, il interprétera Äffi de Marco Goecke avec le Bundesjugendballett au Ballet de Hambourg. Tu viens, chéri ? dit-il à son mari.
— Lucas ! Sacha !
Marijn les a aperçus – ou les guettait-il ? – il les accompagne un bout de chemin. Pour discuter, ils s'installent dans l'immense hall qui offre de l'Amstel, ses péniches, ses navettes une très belle image. Une demi-heure plus tard, ils le quittent souriants. Les danseurs juniors, au nombre de quatorze, doivent s'essayer sur des scènes autres que celle d'Amsterdam, celle de la salle Jorge Donn par exemple. Et pourquoi pas lors des nuits Béjart ? Ils ont accepté bien entendu. La participation d'une compagnie considérée comme l'une des plus grandes n'est pas à dédaigner, serait-ce à travers ses plus jeunes éléments. Ils se reverront dans deux jours afin de faire le point sur les modalités et le ballet sélectionné.
— Voilà enfin une chose à fêter. La roue tourne, danseur.
— Tu constates que tu n'as pas encore ruiné notre carrière, glisse Lucas à Rémi en passant son bras sous le sien familièrement. Il en faudrait plus que ça. Où allons nous dîner ?
— Pizza ? interroge Sacha qui a un faible pour la cuisine italienne.
— Je te vois venir, raille Lucas, et je suis certain que tu as soufflé l'adresse aux élèves. On va faire la file.
— Jacketz ? suggère à son tour Rémi.
— Tu n'as pas eu assez de pommes de terre en Belgique ? se moque Sacha. Néanmoins c'est une idée, il y a une fameuse diversité de garnitures, la bière est délicieuse, c'est abordable et le lieu est sympa.
— Les étudiants le connaissent aussi ?
— Je leur ai communiqué tous les endroits qui coûtent trois fois rien, oui.
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Après débat, ils ont décidé de manger asiatique et sur la liste que leur a remise Sacha le restaurant Tasty Asia, situé à cent mètres de l'opéra, figure en bonne place. Le boss a raison la façade ne paie pas de mine cependant l'intérieur est coloré, un peu kitsch, très cosy. L'idéal après une journée de boulot acharné. Amaury s'y sent bien. Heureusement, les commis sont aimables et patients. Ils avaient envie de tout goûter et il leur a fallu beaucoup de temps pour choisir.
— Du nouveau ? demande-t-il à Gabriel qui consulte son portable.
— Oui. Sifakis a été mis en examen et assigné à résidence avec un bracelet électronique.
— Assigné à résidence pour une inculpation de meurtre ? s'étonne Amaury.
— Non, pour obstruction à la justice et association de malfaiteurs.
— D'accord, ils le poussent à fournir des preuves ou à dénoncer quelqu'un, dit Erwan. C'est sûrement ce dont parlait Lucas à Liège. Il était nécessaire qu'ils soient mis en cause afin d'impliquer Sifakis. J'ignore pourquoi, mais eux le savent.
— Attends ! Dans une interview au sujet du mouvement de végétalisation, la maire de Paris, Anne Hidalgo, a annoncé qu'elle lancerait un appel à projets ayant nom "Parisculteurs". Elle en a profité pour fustiger la sortie du livre d'un criminel notoire accusant, pour vendre son bouquin, des personnalités valorisant la culture française, représentant Paris dans le monde de l'art de magistrale façon.
— C'est à double tranchant, juge Julien. Cela peut se retourner contre elle et contre eux. La politique est un jeu dangereux.
— Elle est intervenue au consulat au Brésil pour l'obtention en urgence de mon visa, précise Juan.
— Donc l'un des boss la connaît.
S'il suppose que c'est Sacha, Juan sans certitude n'en dit pas plus.
Ils ont pris plusieurs assiettes d'entrées : des gyozas, des won-ton, des rouleaux de printemps, des crevettes pannées et frites qu'ils se partagent, appréciant ainsi différentes saveurs.
Un plat de riz ou nouilles, viande ou poulet et légumes portera l'addition à environ treize euros par personne. Amaury pense déjà au cornet de crème glacée qu'Erwan et lui pourront déguster sans dépasser le budget quotidien qu'ils ont établi en unissant leur viatique. Sur le chemin de l'hôtel à l'opéra, Amaury a repéré un glacier au nom français, "L'ours sur la banquise", où l'on faisait la file jusque sur le trottoir, ce qui est une référence. Il y avait dans le comptoir une multitude de gastronormes emplis de crèmes de couleurs et parfums variés. Depuis, comme un enfant, il en salive.
— Le glacier sera fermé, glisse-t-il à Erwan qui sourit.
Du pouce,celui-ci dessine sur le dos de sa main des arabesques dans le but de calmer son impatience ce qui l'énerve plus qu'autre chose. Ils quittent enfin le restaurant. Pas plus que lui, Erwan n'a jamais eu peur de montrer leur relation et c'est main dans la main qu'ils arpentent les ruelles d'Amsterdam jusqu'à la petite place vue cet après-midi. Si la devanture est encore éclairée, l'antre est vide. La jeune fille demeure affable devant les clients tardifs qui envahissent sa boutique juste avant la fermeture, papotent entre eux avant de se décider. Ils reprennent la direction de l'hôtel en flânant malgré le froid.
— C'est bon ?
— Délicieux. Et toi ? répond Erwan.
— Moins que toi.
Taquin, Amaury passe un coup de langue sensuel sur la boule de sorbet framboise qui couronne son cornet, lentement, les yeux à moitié clos plongés dans ceux d'Erwan qui ne le lâche pas du regard.
— Emmerdeur, grommelle-t-il d'une voix un peu incertaine.
Amaury rit avant de recommencer son manège.
— Arrête ça où je te prends là au milieu de la rue.
— Tu ne le ferais pas, murmure Amaury en l'attirant à lui par la nuque pour savourer ses lèvres.
Sa bouche a le goût du caramel salé qui se mélange aux fruits. Après un long baiser, Erwan le repousse avec un soupir. Le quartier rouge en fin de soirée est très animé.
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Sacha pose le bouquet de roses écarlates que l'on a livré sur le bureau.
— Joyeux anniversaire, Sashka, chuchote Lucas tout contre son oreille alors qu'il l'enlace par derrière. Tu auras mon cadeau plus tard, dans l'après-midi.
— ...
Sacha serre la main posée sur sa taille. Il a toujours reçu un présent de Rémi et Lucas et un second plus personnel de Lucas seul.
— De qui ? demande celui-ci en désignant les fleurs.
— Anonyme.
— Tiago ?
Son regard horrifié fait rire Lucas.
— Il n'y a pas énormément de monde qui sait que nous occupons cette suite. C'est quelqu'un du BBP, continue-t-il.
— Du coup, je suis moins pressé de me procurer un vase, se moque-t-il sachant que Tiago a renoncé à sa mission séductrice.
— Bon anniversaire, Sacha, souhaite Kei en lui tendant un paquet en provenance d'une boutique chic de Paris.
Sous le papier noir satiné, un superbe portefeuille simplissime en cuir, estampillé discrètement Armani, qui remplacera à merveille le sien qui a bien vécu. Après c'est au tour de Rémi au sortir de la salle de bain. Ainsi débute une journée qui va lui rappeler sans cesse qu'il vieillit. Vieillir ? Quelle idée ridicule. Il a vingt huit ans.
— Tu es magnifique, souffle Lucas qui, à son habitude, comprend ses états d'âme.
Il frémit sous le compliment inhabituel. Dans le cadre de la danse, oui bien sûr, il le lui dit. Il est même l'unique à qui il attribue le qualificatif parfait. Là, c'est différent. Ce n'est pas adressé au danseur mais à l'homme qui vient de se lever. Ses cheveux sont en pétard, sa peau est moite, son visage gonflé de sommeil, il porte un pantalon d'intérieur froissé et un vieux tee-shirt qui a connu des jours meilleurs et Lucas le juge magnifique.
— Tu me devines trop bien.
— Quand tu sors tous les yeux te suivent et te disent que tu es beau, Sashka. Et ta démarche, je ne t'en parlerai pas, dit-il avec un clin d'œil complice. Si tu allais te doucher ? Nous avons un planning chargé.
Le sourire en coin de Lucas lui conte que lui ignore le programme prévu. À moins que... Non. Bien sûr que non.
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Keisuke est reparti à Paris dans le peugeot 5008 de Rémi. Au volant du touareg, Lucas emmène Sacha vers une finalité inconnue. Entre ses doigts, ce dernier caresse la chaîne que lui a offerte Lucas. Le pendentif conçu par un jeune joaillier parisien qui a le vent en poupe est un simple rectangle d'or blanc traversé par une ligne oblique de pierres précieuses noires, en réalité il cache une clef USB de 32 MB. Il a rejoint à son cou le danseur que Lucas lui avait donné il y a trois ans et qui ne le quitte pas. Le plus inestimable se trouve être le message enregistré. Une chorégraphie qui lui est destinée, imaginée et interprétée par Lucas qu'il aura l'occasion de voir autrement qu'en vidéo dès qu'ils seront à Paris. "Tu es mon autre". C'est une chanson qui ne l'avait jamais frappé. S'il apprécie la voix chaude et puissante de Maurane, il n'est pas fan de Lara Fabian. Mais ses paroles sont tellement... (2)
Toi, tu es mon autre
La force de ma foi
Ma faiblesse et ma loi
Mon insolence et mon droit
Moi, je suis ton autre
Si nous n'étions pas d'ici
Nous serions l'infini
Et si l'un de nous tombe...
Quelle déclaration. Ambiguë comme les sentiments qu'il y a entre eux. Il se laisse aller contre l'appuie tête, profite de l'instant. Du cadeau de Lucas et Rémi. Lorsqu'il ouvre les yeux, ils sont dans le parking souterrain d'un immeuble. Où ? Un ascenseur. Septième étage. Le vaste living lui paraît tiède après le froid du garage et des communs. Une baie vitrée en fait toute la largeur et devant eux, à peine éclairées par le soleil couchant, des vagues couronnées de blanc.
— Te voilà souverain de ce royaume, plaisante Lucas. Penthouse de luxe, cuisine ultra équipée, séjour spacieux, deux chambres, grandes terrasses verdoyantes, jacuzzi, sauna, jardin d'hiver, un bar bien garni et la mer. Encore la mer. Toujours la mer.
— Superbe, dit-il en tournant sur lui-même pour tout voir, tandis que Lucas saisit une télécommande et allume un insert électrique dont les flammes semblent réelles. Deux jours de détente, j'en avais besoin.
— Quatre. Nous rentrerons mardi soir.
Sacha s'est levé tôt. Installé sur l'ottomane, il regarde l'astre du jour iriser la mer. Pas âme qui vive sur la plage. Ah mais si. Un vieux monsieur promène un teckel et là, une silhouette s'approche en vélo. Ils sont dans une petite station balnéaire de la côte belge, l'une des plus prisées pour son style belle-époque atypique, son atmosphère familiale et décontractée. Il jette un coup d'œil à Rémi qui doit être pressé de revoir son Motus. Appuyé contre l'îlot de la cuisine, il se familiarise avec la machine à café.
— Tu en veux un ?
— Volontiers.
— Mon cœur ? demande-t-il à Lucas qui revient avec des cabas emplis de courses.
— Oui, merci.
Ils ont recouvré leur entente et, depuis cette discussion, Rémi a été sobre comme un chameau. Néanmoins Sacha sent entre eux une retenue inhabituelle. Sa présence peut-être ? Il a été pour le moins surpris de leur échange acide et de la menace de Lucas. Il a découvert là une facette inconnue de son danseur.
— Tu aimes ? s'enquiert justement ce dernier.
— Oui. Nous sommes très entourés. Je sais que ça te plaît, mais un peu d'intimité c'est relaxant. Pouvoir être soi-même, enfin. Que nous as-tu pris pour le petit déjeuner ?
Après la bruine de fin de matinée, le temps est favorable. Il y a peu de vent et le thermomètre indique quatorze degrés. La plage est tout aussi déserte. Pourtant un quart d'heure après que Lucas aie sorti un ballon de foot et qu'ils aient fait des passes entre eux, des adolescents les rejoignent et ils jouent un moment ensemble avant de bavarder avec eux. La plupart parlent un français, émaillé d'un mot ou l'autre de néerlandais. Une taverne sur la promenade, au pied de leur résidence, les accueille avec les jeunes qui les ont suivis. Sacha apprécie la mentalité belge. Pour peu qu'on soit un peu sympa, on se fait d'éphémères amis en quelques minutes. Ils discutent avec vous comme s'ils vous connaissaient depuis des lustres.
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Ils retrouvent l'appartement pour se changer, une table au Bartholomeus à Knokke les attend. Le restaurant est situé sur la digue, devant la mer, façade noire, intérieur blanc ponctué d'ébène, sous nappage gris, nappage blanc, simplissime harmonie, très classe. Seules notes de couleurs, des bouquets de roses sur les tables qui, impeccablement dressées, en imposent. Ils s'installent à la table ronde prévue. Malgré qu'on soit hors saison, la salle est remplie et l'épouse du chef dirige une brigade efficace de trois personnes, un sommelier et deux commis. La maison travaille avec une carte réduite d'une dizaine d'entrées froides, autant de chaudes et de plats. Rémi connaît les goûts de Sacha. Il a sélectionné dans la formule menu "Terre et mer" six services qui composeront le repas avec les vins s'accordant.
— C'est toi qui a choisi ? l'interroge Sacha en s'asseyant dans le fauteuil noir en cuir.
— Oui, je ne suis pas capable de faire aussi bien, répond Lucas honnêtement avec un tendre regard vers son mari.
Rémi s'émeut du compliment. Lucas s'est occupé de la location, lui des repas. Demain, très tôt, il ira faire des emplettes à Ostende au marché aux poissons. Débarqué des chaluts qui y accostent et transporté directement à l'éventaire, le poisson y est d'une fraîcheur unique. Peut-être prendra-t-il des huîtres chez Puystjens qui en fait l'élevage depuis deux décennies. La teneur en sel de la mer et les algues du Spuikom procurent aux huîtres ostendaises une saveur particulière. Il suit des yeux la patronne qui s'attarde auprès de chaque table. C'est un établissement doublement étoilé, oui, mais avec la bonhomie et la bonne humeur belges. Épicées d'un brin d'humour aussi. Parfois un peu lourd. La cuisine est exceptionnelle et les vins ne déméritent pas. Quant à l'ambiance, elle est agréable. Il regretterait presque d'avoir réservé à Bruges, pour le dernier jour.
En fin de soirée, Bart Desmidt, le cuisinier salue ses habitués. À leur grand étonnement, il s'approche ensuite de la table que Rémi a réservée à son nom.
— Bonsoir, chef, dit Bart Desmidt en lui serrant la main.
Et Rémi fond devant le large sourire du Flamand. Ce ne sont que des mots échangés au sujet du menu servi, des produits du terroir, des alliances avec les crus proposés par le sommelier, de leurs vignes bourguignonnes et c'est énorme. Dans les circonstances actuelles, ce chef reconnu qui vient lui parler d'égal à égal, c'est un peu du baume que réclamait son amour propre blessé.
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Du revers de la main, il caresse la hanche dénudée de Lucas qui frémit. Rémi continue ses effleurements, admirant une fois de plus le corps élancé de son mari qui s'est assoupi après l'amour. Cette parenthèse qu'ils voulaient un moment d'oubli, d'harmonie est écoulée à moitié et si elle n'est pas une réussite, il y est pour beaucoup. Lucas fait un effort pour occulter la nuit trop arrosée à Bruxelles et ce fichu numéro de téléphone que lui a refilé un des mecs éméchés avec qui il dansait. À quoi ressemblait-il, ce sacré Julian dont le prénom figure à côté des chiffres ? Il l'ignore. Que désirait-il exactement ? Une partie de jambes en l'air pardi. A-t-il donné l'impression, lui, d'accueillir ses avances avec plaisir ? Il en doute mais ne se rappelle de rien. Qu'en a-t-il à foutre ? Sérieusement. Comment Lucas peut-il supposer le contraire ? Il n'y aurait eu aucun souci s'il avait jeté immédiatement ce papier au lieu de le conserver, dans sa soûlographie, il n'en a pas eu le réflexe. C'est Lucas qui l'a découvert dans la poche de son pantalon. Oui, bon, son mécontentement est logique. Il soupire.
Sa peau est douce, chaude, émouvante. Les courbes sont des plus tentantes. Il promène ses lèvres sur l'arrondi de l'épaule. Lucas a essayé de faire de ces deux jours passés, des jours de détente, d'entente. Pas question de gâcher le cadeau d'anniversaire de Sacha. Sacha qui se comporte en parfait ami bien qu'ils sachent ses sentiments envers Lucas. Sentiments d'amour, de passion, de désir. Depuis qu'ils se connaissent, c'est ainsi et manifestement ce n'est pas prêt de changer. Chaque erreur que Rémi commet les rapproche. Lors des problèmes que tous deux rencontrent et où lui perd les pédales, Lucas est là et le soutient. Et Rémi le repousse inconsciemment. Il est trop tard lorsqu'il le réalise, entre temps son mari a trouvé appui auprès du blond qui endosse le rôle de pilier avec une facilité déconcertante. Vaudeville tragique. Il ferme les yeux et inspire. Après tant de problèmes, tant d'obstacles. Le perdre ? Lucas, sa vie.
Il pose la tête sur sa poitrine, là où le cœur bat. Pour lui, pour Sacha, pour sa famille, pour ses élèves. Un cœur gros comme ça.
— Rémi ? souffle son amour qu'il a fini par réveiller.
— Dors, honey, chuchote-t-il.
— Alors que tu pleures ? Viens.
Lucas l'attire à lui, sa bouche boit les larmes qu'il n'avait pas conscience de verser.
— Je n'aime que toi, murmure Rémi. Pourquoi n'as-tu pas foi en moi ? Nous sommes unis depuis plusieurs années, des années de bonheur. Pour moi c'est le cas. Non, laisse-moi parler. Je te fais confiance alors que Sacha est là, dans notre quotidien. J'en ai fait notre ami afin que tu sois heureux. Je ne serai jamais le roc qu'il est devenu pour toi. Je suis moi. Poursuivi, miné par mon vécu. À chaque coup dur, je plonge et il me faut le temps de remonter à la surface quand je touche le fond. Je fais face ensuite. Si, sans hésitation, je suis capable de me jeter devant toi et prendre les balles à ta place, je ne peux pas me dresser devant la presse fort de mon bon droit et gueuler que je m'en fous. C'est tout.
— Ce n'est pas ce que je te demande. Avant nous affrontions tout ensemble. Ta culpabilité te submerge et tu t'isoles. Je croyais naïvement que les serments que nous avions échangés avaient un sens. Tu ne me laisses plus être à tes côtés.
Rémi se rappelle la conversation entre Sacha et Lucas. "Je me sens impuissant devant sa souffrance, Sashka. Ça me rend fou."
— Je suis désolé que tu le perçoives de cette manière, chéri, déplore-t-il en le serrant contre lui.
— ...
Pourtant il tient à remettre les choses à leur place.
— Tu évoques l'entente, les serments. Et la confiance, Lucas ? Pour cette histoire au "A.I.R", tu ne m'as pas donné l'occasion de m'expliquer. Tu as fait ainsi que tous ces gens, tu m'as condamné sans m'écouter.
Il voit les iris de son homme s'agrandir.
— Tu me compares à eux, bégaie-t-il.
De l'étonnement son regard migre à la colère. Il s'y attendait.
— Comment peux-tu supposer une seconde que je te vois comme eux ? Je suis ce genre de salaud ?
Rémi le maintient et l'empêche de s'éloigner.
— Calme-toi. Je t'en veux de ton manque de foi, néanmoins mes sentiments n'ont pas changé. Je t'aime comme un fou et j'ai besoin de ta présence.
— Moi aussi.
— Alors pourquoi nous déchirer ?
— Il y a des choses qui restent gravées en ma mémoire. Le désespoir de ma mère. Mon ressenti d'abandon. Mon enfance volée, lâche-t-il amer. Chaque fois que nous avons un souci, ton attitude distante me les remémore d'une façon ou d'une autre.
Marqués par le passé.
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La pluie du matin a cédé la place à un clair soleil accompagné d'un vent fort. Emmitouflés dans des parkas, ils arpentent la plage. Le goût des embruns pimente la salive lorsqu'ils lèchent leurs lèvres sèches. Ils ont déjeuné à la brasserie voisine. Cette promenade digestive précède leurs préparatifs de départ. Leurs courtes vacances prennent fin.
Hier, Sacha a établi le planning de la soirée tout en tenant compte de ce qui était prévu, c'est à dire le dîner que Rémi avait organisé à l'appartement après un long apéritif pris dans le jacuzzi. S'ils ont été surpris de son choix, ils s'y sont ralliés. Lui connaît les casinos pour les avoir pratiqués avec certains de ses habitués notamment Edouard, l'avocat tant détesté de Lucas. Pour ce dernier, c'était une expérience neuve. Les seuls casinos qu'il avait vus, c'était sur le petit écran. Celui de Knokke, très coté, est fréquenté en saison et en dehors. Le restaurant "Mascotte", les deux bars et le "Kitsch Club" également. Différentes salles : blackjack, roulette, tables de poker et machines à sous. Beaucoup de machines à sous. Il y en a partout. Plus de deux cents affiche la publicité. Autour des tables de jeux, beau et élégant en costume haute couture, suivi des yeux par des rombières en mal d'amour, Sacha évoluait dans ce luxe et ce clinquant comme un poisson dans l'eau offrant l'image d'une jeunesse dorée. Image tronquée.
En un clin d'œil, Sacha a compris que ce milieu lui était connu. Ils encadraient Lucas qui découvrait avec excitation le plaisir du jeu. Ils avaient changé peu d'argent. Lorsque Sacha a été à la caisse une deuxième fois, il s'en est étonné. Il ne l'avait vu jouer qu'au Blackjack où, avec une chance insolente, il avait remporté le pactole à trois reprises. Le coup d'œil complice qu'il a adressé à Lucas, les quelques mots qu'ils ont échangés à son retour à la table de roulette lui ont fait réaliser que son mari jouait pour Sacha et s'il perdait, ce qui manifestement se produisait son Lucas n'ayant pas la baraka, leur ami s'en foutait complètement. Quand enfin Lucas a gagné et s'est tourné vers Rémi avec un sourire triomphant, il a ri, heureux de sa joie. Sacha a caressé son épaule familièrement et, d'un élan commun, ils ont migré vers les machines à sous qui les ont promptement ennuyés.
Le Kitsch Club les a alors accueillis, discothèque conviviale où la musique est axée sur les années 80. La déco aussi d'ailleurs. Comme il se doit, les boules à facettes sont présentes, intelligemment mises en évidence par des effets de lumières actuels. Installés dans des fauteuils en cuir devant une bouteille de champagne commandée par Lucas, ils observaient autour d'eux et échangeaient des remarques amusées pas toujours charitables. La clientèle était mélangée et l'ambiance devait plaire à tous. Il y avait plus de mâles de tous âges que de filles qui étaient fort plébiscitées. Knokke est la station balnéaire de la jet-society et attire des oiselles à la recherche d'un prince charmant ou moins mais obligatoirement friqué. Son mythique hôtel "La réserve" a vu bien des idoles dès 1950 et, si depuis les années 2000 il a des hauts et des bas, la relève est assurée par des hôtels moins gigantesques. Les grosses villas y sont légions, les voitures de luxe hors prix remontent la grande avenue qui abrite des boutiques de joaillerie et parfums, maisons de couture et maroquinerie renommées que lui envierait la place Vandôme.
Ils se sont hasardés sur la piste, rapidement entourés de bimbos appétissantes et gourmandes. Ils se sont divertis un moment de leurs manœuvres séductrices, néanmoins Lucas n'est pas patient, il en a eu très vite assez. Les saisissant par la taille il a posé un baiser sur ses lèvres et un sur la tempe de Sacha, décochant ensuite une œillade provocante vers les entreprenantes. Sacha a éclaté de rire, Rémi a levé les yeux au ciel.
— Sale gosse ! a-t-il lancé avec tendresse.
Sans broncher, son chéri a repris ses déhanchements sensuels.
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Il demeure là entre les draps blancs, épuisé, satisfait, victorieux de l'avoir aimé, de l'avoir fait gémir de jouissance, d'avoir savouré ses mots d'amour qu'il lui a rendus avec ferveur.
Érotisme.
Il a admiré le corps mince et nerveux qu'il frôle à travers la danse, imaginé la sensualité donnée et prise à son antre encore et encore et joui comme jamais dans la chambre de cet appartement loué pour lui. Il est là. Tout proche. De l'autre côté du mur qu'il touche.
Luxure.
Ses doigts sur son sexe nu sont poisseux, il n'a pas le courage de se lever et essuie le sperme à l'aide d'une lingette humide. Une fois de plus, il s'alanguit entre les bras accueillants et murmure qu'il l'aime à la folie. Il y a des années, il aurait du partir, le laisser là pour chercher ailleurs un autre compagnon. Il est incapable de vivre sans lui, tout comme Lucas est incapable de supporter son éloignement. Le mois vécu à New-York a été l'enfer.
Amour.
Les sens encore chamboulés par le plaisir, lascivement, il s'étend dans le tissu doux qui caresse sa peau échauffée par l'orgasme. C'est bon. Sacha soupire. Il se sent bien. Le sommeil le prend lentement, la tête contre son épaule amène, leurs souffles confondus, les jambes mêlées aux siennes.
Lucas.
Il est son autre, la force de sa foi, sa faiblesse... Sa vie.
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Campé devant la porte-fenêtre, Sacha a le regard perdu vers l'horizon. Une main pose dans la sienne une tasse chaude.
— J'ai vraiment apprécié ce séjour, dit-il à Lucas.
— Moi aussi, chuchote ce dernier.
— Court mais intense. Merci.
— ...
— Nous n'avons plus été en Bourgogne depuis les vendanges.
— Quand aurions nous pu ? Et la fin de la saison sera encore plus chargée. Il nous reste l'Égypte, le Canada, le sud de la France et enfin la tournée avec les quatre fils Aymon. Nous faisons l'ouverture de deux grands festivals avec une œuvre très délicate qui est loin d'être au point.
Il lui adresse une grimace et Sacha sourit.
— Ensemble, nous y parviendrons, mon Lucas. Pourquoi sommes nous passés de cet agréable escapade au boulot ? dit-il avec une moue.
— Au boulot ? s'indigne Lucas.
— Tu sais ce que je veux dire, se moque Sacha. J'aime la danse, notre complicité, notre accord artistique, c'est sans conteste une entente unique. Une importante partie de notre vie. Pourtant ces jours ont été un moment de détente infiniment plaisant.
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Le car transportant les trente cinq danseurs de Vienne et les répétiteurs s'annonce avec deux heures d'avance. Partis en fin de soirée le jour précédent, ils devaient arriver en début d'après-midi, il est midi, moment de la pose-déjeuner à Vienne. Voilà qui va compliquer la vie de Christophe. Lucas va au devant d'eux. Déposés par le car rue des Archives face à l'entrée, ils l'attendent. Patrick de Bana l'accole avec chaleur, certains examinent autour d'eux avec curiosité. Lucas essaye de voir le domaine des Perrière tel que les étrangers le perçoivent au premier contact.
Majestueux, l'hôtel étale avec orgueil ses bâtiments rénovés. Des buis taillés encadrent le large perron qui mène au grand hall de marbre blanc que l'on aperçoit par les portes fenêtres à meneaux. La vaste cour qu'ils traversent a gardé son cachet originel : les allées de pavés anciens, un énorme chêne centenaire, des bancs en pierre. Des fleurs en d'anciennes auges de pierre bleue apportent des notes colorées. Une fontaine-abreuvoir dont les masques crachent de fins jets d'eau cristalline trône au milieu d'une pelouse parfaitement soignée. Sur les murs latéraux, des buissons fleuris grimpent. Les caméras de surveillance sont dissimulées dans les arbres, derrière les statues des dieux grecs qui ornent la façade, tout est fait pour entretenir l'impression qu'ils sont revenus au temps de l'empire. Le soir, les réverbères à énergie solaire essaient de maintenir l'illusion.
— Suivez-moi.
Il les entraîne vers la poterne de gauche. Devant eux s'étale le parc. L'étang a subi son nettoyage de printemps et ils ont remis en mouvement les jets d'eau et les gargouilles. Saison des amours oblige, le paon vert fait la roue pour séduire ses dames et les canards cancanent à qui mieux mieux. Le biotope de la pièce d'eau s'est enrichi. En trois ans, les roseaux, les arbrisseaux, les iris se sont bien développés et camouflent l'essentiel des maisonnettes des sarcelles. Venant de nulle part, des grenouilles ont fait leur apparition et squattent les feuilles des nénuphars en fleurs. Les poissons se sont abondamment reproduits, attirant des prédateurs de passage. Un matin, sous le saule pleureur, ils ont découvert un héron cendré tenté sans doute par les prises faciles et il n'est jamais reparti. Oui, la pièce d'eau qu'ils contournent est belle. Dans tout le parc des corolles de couleurs vives s'épanouissent déjà, rhododendron, ajoncs, oranger, jasmin, magnolia, lilas.
Clara freine devant la cafétéria, saute de son vélo avant de foncer vers l'intérieur.
— Clara ! crie Patrick de Bana.
La gamine se retourne puis court vers eux et se précipite dans les bras du chorégraphe qui lui a donné des leçons lors de son dernier séjour.
Attablés à la cafétéria, ceux qui n'ont pas participé à la neuvième posent des questions auxquelles Lucas répond avec amusement. Oui, le domaine des Perrière est entièrement occupé par l'école, la compagnie, les appartements des élèves, des danseurs. Oui, ils visiteront la salle Jorge Donn ensuite. Oui,...
— Sacha et Rémi ? interroge Beth.
— Sacha est à la barre avec Stéphane Grandjean. Notre horaire est différent de celui du ballet viennois. Les leçons se terminent à quatorze heures et les répétitions débutent à quinze heures trente. Rémi travaille au Motus, il ne va pas tarder.
Sacha pourtant le précède. La main caressant sa nuque, il embrasse sa tempe avec délicatesse.
— J'ai faim, constate-t-il après avoir salué leurs invités. Rémi ?
— En chemin.
Ils reprennent leur discussion. Peu à peu, élèves, danseurs, professeurs envahissent les lieux.
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Côte à côte, Lucas et Rémi ont pris place derrière le comptoir du Motus. Maxime et Breno ont rejoint les étudiants qui servent de renforts le week-end. Peu à peu les tables du restaurant sont désertées, contrairement au côté lounge. Ce soir 1er avril, pour la première fois de la saison, ils ouvrent l'espace extérieur. Les trois superbes chauffages en forme de hautes pyramides qu'ils ont achetés réchauffent l'atmosphère de la terrasse. Brillantes, leurs flammes dansent dans la semi-obscurité et captivent l'attention. Si les grappes immaculées de la glycine ne sont pas encore épanouies, éclairées par des spots discrets les autres verdures vernissées sont du plus bel effet, ce que semblent penser les clients. Toutes les tables sont occupées.
Deux semaines après sa sortie, le roman de Vanotti retiré de la vente est considéré par la plupart comme l'affabulation d'un vieux truand en mal de pognon. Le peu d'intérêt que leur a manifesté la criminelle a accrédité cette version. Sifakis porte toujours le bracelet qui le confine dans sa villa pendant que sa comptabilité est passée au crible par la brigade financière. Il ne tiendra plus longtemps, leur a dit l'inspecteur Bellens. Tout au moins, il l'espère. Rémi, Sacha et Lucas ont recouvré plus de sérénité. Retrouver les Perrière, le Motus les a apaisés.
Lucas jette un coup d'œil vers son flamboyant. Face à Beth, il parait en colère. D'un pas vif, il vient s'asseoir sur un tabouret devant lui.
— Sashka ?
— Je n'aime pas les marieuses, grogne-t-il alors que Lucas dépose devant lui un cuba libre.
— Arno ?
— Oui.
— Il te plaît. En tout cas, il a de la suite dans les idées.
— C'est vrai, c'est mon genre de mec mais trop jeune, trop immature et situé trop loin. Et surtout, il n'est pas toi. Je ne ressens rien que du désir. Il ne mérite pas ça.
Tout est dit.
— Sacha.
La figure contrite de Beth indique qu'elle est venue s'excuser ou tout au moins essayer de recoller les pots cassés. Le regard noir qu'il lance lui fait rebrousser chemin. Peut-être aurait-elle dû patienter.
— Ne perds pas son amitié pour ça, Sashka, conseille Lucas avec tendresse. Je fais ces commandes, puis Séba suffira.
— J'aurais dû me disputer avec elle plus tôt, se moque-t-il.
— Je suis à tes côtés dès que je le peux.
— Je sais.
Oui, il voit Lucas autant que Rémi. Plus parfois. Ils rejoignent la table 7. Les danseurs venant de Vienne prennent congé. Dormir dans un car même spacieux ne vaut pas un bon matelas et la répétition était éprouvante. Manu, Yvan, Sean, Alexeï, Lisbeth et son compagnon, Saverio et Matte les ont attendus pour dîner. C'est de plus en plus souvent le cas de Matte qui depuis le Sénégal reprend petit à petit sa place parmi leurs familiers y introduisant son petit-ami. Après avoir donné des ordres en cuisine, Rémi apporte des assiettes d'amuse-bouche et s'assoie aux côtés de son mari. C'est le moment de discuter avec Patrick de Bana et leur Patrick à eux de ce qui a été fait et est encore à améliorer. Les scènes d'ensemble bien entendu. Les suggestions se croisent, Lucas note, décide. C'est qu'il sait ce qu'il veut. Trop parfois, juge son directeur artistique. Un zakouski surgit au niveau de sa bouche amené là pour le faire taire. Des yeux noirs rieurs le guettent, Lucas se marre.
— Vas-y, prends la relève, dit-il en croquant la mise-en-bouche.
Leur complicité n'étonne personne.
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Lucas se presse, il est en retard. Chose rare depuis l'histoire de Liège il y a trois ans. Une fois de plus, il a perdu la notion du temps entre les bras de Rémi qu'il avait peu goûtés lors de la tournée et même lors des quelques jours de repos à la côte belge.
Les salles de danse qui donnent sur le parc sont occupées, les Viennois étudient la méthode Balanchine avec Stéphane Grandjean, leurs danseurs avec Patrick de Bana, les secondes apprennent les gestes Béjart avec Manu et enfin les première année le classique avec Hervé Moreau. C'est à ce dernier cours qu'il compte assister. Quitte à l'engager, il tient à le voir à l'œuvre.
— Lucas !
— Je me suis rendormi, lâche-t-il un peu bêtement en enlaçant Sacha et en le serrant contre lui.
— Sans l'ombre d'un doute, le taquine son flamboyant en caressant sa joue. Viens. On a de la visite, lance-t-il avec une grimace.
À la table où Sacha était installé, une femme patiente. Lucas l'a vue de nombreuses fois à la Maison de la Danse lorsqu'il prenait des leçons auprès de Brigitte Lefèvre. Aurélie Dupont a été nommée directrice du Ballet de l'Opéra de Paris il y a moins de deux mois succédant à leur ami Benjamin Millepied mais elle n'entrera en fonction qu'en juillet. Une femme de caractère, aux opinions tranchées, sur eux notamment. Leurs façons de faire sont aux antipodes de celles du ballet de Paris dont elle a déclaré vouloir respecter la tradition.
— Bonjour Aurélie, la salue-t-il, certain qu'elle ne va pas apprécier d'être traitée familièrement.
— Tu as pris ton petit-déjeuner ? l'interroge Sacha.
— Pas eu le temps, grommelle-t-il.
— Aurélie, un autre café ?
— Volontiers.
— Félicitations pour ta nomination. Un poste qui ne se refuse pas, commente Lucas alors que Sacha revient avec des viennoiseries et les expressos.
Avec son retour débute la conversation sérieuse qui les stupéfie. La rancœur dont elle leur fait part, ses exigences les laissent perplexes. Croit-elle faire la pluie et le beau temps au BBP ? L'arrivée d'Hervé Moreau ne va pas arranger les choses. Il a été l'un de ses partenaires habituels – il se chuchote même qu'il fut son préféré – ainsi que Manuel Legris qui sera là demain, que Nicolas Le Riche qui utilise souvent la salle Jorge Donn. Sans oublier Laurent Hilaire qui est leur professeur invité dès qu'il est en France. Toujours est-il qu'elle estime que le Béjart Ballet Paris fait l'impossible pour détourner les meilleurs de la Maison de la Danse. À commencer par son mentor, Brigitte Lefèvre, qui a eu tort de le soutenir dans son ascension. Elle interpelle Hervé Moreau, lui reproche de ne plus se consacrer au ballet de l'Opéra ainsi qu'il le devrait.
— J'étais en accord avec les changements que voulait instituer Benjamin, affirme-t-il franchement. J'ai été blessé et j'ai dû arrêter pendant une période interminable. Nous savons ce qu'il en est de la médecine de la danse. Ben désirait ouvrir notre art à toutes les classes, à tous les âges, mettre en valeur toutes les formes de danse et cela dérangeait. Il privilégiait le talent au détriment d'une hiérarchie pénible et obsolète digne d'un ordre militaire comme il dit. Fin de la saison quand il quittera la direction du Ballet de l'Opéra de Paris, je m'en irai aussi. J'en ai déjà prévenu officiellement Stéphane Lissner. Ici, je trouve une structure tout à fait conforme à ma vision de la danse et de ce que doivent être l'apprentissage et la carrière d'un danseur. Je côtoie des chorégraphes exceptionnels Lucas bien sûr, Patrick de Bana, Eric Vu An, Julio Arozarena. Les cours que j'y donne sont de véritables bouffées d'air frais. J'ai la possibilité de m'investir, de connaître les élèves, leur vie et ça m'aide énormément pour les guider. Ils s'épanouissent parce qu'ils savent que leur don, leur travail seront leurs passeports. Il y a peu de rivalités, Lucas met tout le monde en avant. Jorge Donn m'a conduit à la danse, je n'en ai jamais été si près. Ah ! Juan ! Tu veux un coca avant notre leçon ? Tiens, va-t'en chercher un, mon grand et prends m'en un, dit-il en lui tendant des tickets. Tu vois ce gosse ? Il a seize ans. Orphelin, il provient du plus énorme bidonville de Rio de Janeiro, autant dire de nulle part. Pas d'école de danse prestigieuse, pas de cours particuliers très chers, il dansait dans la rue. S'il s'était présenté à la Maison de la Danse, on ne l'aurait pas laissé entrer. Un jour de chance, l'un ou l'autre lui aurait fait l'aumône d'un peu de monnaie avant de le congédier. Pourtant, il a de beaux gestes, une rapidité d'exécution étonnante, ses sauts ont de l'amplitude, il en veut et surtout il a beaucoup à dire. Je sers à quelque chose. C'est ça que je veux et danser sur scène ce que j'aime pour le plaisir de l'interprétation pas pour le titre d'étoile. J'ai besoin de cette atmosphère pour terminer ma carrière sereinement. Lucas, on fait le point après, dit-il avant de s'éclipser avec Juan.
Il lui répond d'un signe de tête. C'est décidé, il l'engagera.
— Comme tu le vois, ils prennent leur décision en fonction des problèmes qu'ils rencontrent à l'opéra. Peut-être serait-il temps de t'interroger sur le pourquoi de leur investissement ailleurs, lance Sacha.
L'arrivée de Patrick De Bana, de Patrick Dupond, de Manu et Yvan ainsi que d'une douzaine de danseurs, dont John qui la salue familièrement avant de retourner auprès de Karol, coupe court à la conversation. Le premier a souvent travaillé avec la grande danseuse en tant que chorégraphe, parfois en tant que partenaire. Ils se connaissent bien. Attablé avec eux, Patrick parle des Quatre fils Aymon avec enthousiasme, évoque leur rapprochement à Vienne, la venue de Manuel Legris le lendemain et ne tarde pas à constater son manque de réceptivité. Il l'invite néanmoins à assister aux répétitions de l'après-midi, ce qu'elle refuse avec hauteur. Un malaise s'installe entre eux.
— Manifestement, tu n'es pas ici pour la fête des voisins, raille-t-il.
— En effet. Je trouve qu'il y a trop de noms du ballet de l'Opéra associés au BBP, ceci au détriment du premier. Dorénavant, il faudra mon approbation avant la moindre signature.
— Seul Hervé est encore étoile de l'opéra et il a le statut de professeur extérieur, proteste Patrick Dupond. C'est son droit. Les autres sont des anciens de l'Opéra de Paris envers lequel ils n'ont plus d'obligations. Comme Brigitte Lefèvre, Manuel Legris, Laurent Hilaire ou moi. Nous avons déjà tous évolué dans le passé avec Maurice Béjart, ce n'est qu'un retour aux sources.
— Benjamin ?
— Benjamin n'a aucun contrat avec le BBP. Le L.A Dance Project utilise la salle Jorge Donn pour se produire à Paris, réplique Sacha sèchement.
— Comme ma propre compagnie Nafas ou le duo Nicolas Le Riche et son épouse, Clairemarie Osta, intervient Patrick de Bana. Ne débute pas ainsi Aurélie, dans notre monde, tout se sait. Tu es une étoile reconnue, admirée mais aussi enviée. Diriger le ballet de l'opéra est vraiment différent d'être étoile ou répétitrice.
— Il n'y aura plus de collaboration avec le BBP tant que je serai directrice, conclut-elle fermement en se levant. Nous n'avons pas à aider une compagnie qui se pose en rivale.
— Mon Lucas, chuchote Sacha après son départ.
— Ça va, Sashka, dit-il en serrant son poignet. Je ne m'y attendais pas. Nous avons toujours été en bon accord avec la direction de l'opéra. Si son rejet me blesse pour ce qu'il signifie, nous ferons avec. Elle n'est qu'une étrangère pour moi.
— Elle a à cœur de prouver qu'elle ne fera pas les mêmes erreurs que Benjamin, résume Patrick Dupond. Des erreurs on en fait tous. La preuve. Il n'y a pas de rivalité possible. Nous ne jouons pas dans la même cour. Nous sommes une compagnie jeune de danse contemporaine, une école enseignant le style Maurice Béjart qui est un artiste incontournable. Le ballet de l'opéra de Paris est une compagnie de ballet classique fondée par Louis XIV, admirée dans le monde entier, elle est indétrônable. Elle a besoin d'être dépoussiérée, il est vrai, doucement, avec patience, avec les ménagements dus à son grand âge. Aurélie est très mal partie. Hervé ?
— M'a fait comprendre qu'il aimerait devenir professeur chez nous et soliste à l'occasion.
— C'est un très bel interprète. J'ai travaillé avec lui et Mathieu Ganio sur "Lost Heaven" il y a quelques mois, raconte Patrick de Bana. L'ambiance en répétition était studieuse et agréable. Malgré sa faiblesse au genou, il n'épargnait pas sa peine. Tu as une place ?
— J'en aurai plusieurs dont celle de Stéphane Grandjean qui est la plus intéressante pour lui.
— Pour les élèves qui l'aiment beaucoup aussi. Il est patient tout en étant ferme et exigeant, commente leur directeur de la danse. Il est meilleur enseignant que le sera jamais Stéphane qui en est conscient. Le retour au pays est loin de lui avoir apporté ce qu'il cherchait. Il ne restera pas à Paris, Lucas.
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Galathée compose un nouvel article pour son blog. Le précédent était consacré à la préparation du ballet "Les quatre fils Aymon" avec les danseurs de Vienne. Lors des répétitions auxquelles les élèves de première année qui doivent être prêts à prendre la relève pour le festival de Baalbecq en juillet participaient, il a pris discrètement quelques photos. Ainsi que d'autres clichés du staff mangeant à la cafétéria dans la bonne humeur avec des invités, Patrick de Bana, Manuel Legris, Hervé Moreau et Sagamore Stevenin.
Dans quinze jours auront lieu les auditions des élèves pour l'année 2016/2017. Hier, Joffrey a affiché sur le site de l'école les différentes étapes des sélections et les noms des professeurs qui jugeront chaque épreuve. Lionel, Vera, Lucas et Sacha sont les seuls à assister à toutes. C'est eux aussi qui recevront les candidats en entretien pour évaluer leur motivation. Une fois l'étudiant admis sur base de ses capacités uniquement, il pourra faire une demande de bourse dont le montant attribué sera évalué selon sa situation. Le secrétariat et le service de location de l'immobilière seront à leur disposition pendant quarante huit heures après leur acceptation. Bien sûr ils seront toujours joignables par internet ensuite.
Un mouvement sur son lit attire l'attention de Julien, Noisette escalade le corps de Lance qui fait la sieste, elle s'étend, pétrit l'oreiller à côté de son visage et s'installe. Son petit-ami grogne, promène un œil paresseux sur la chatte et se rendort. Ils s'entendent bien et passent de bons moments ensemble, aussi bien au lit qu'en sorties. Ils ont des goûts en commun et si les taquineries sont fréquentes, les disputes sont inexistantes. Leur relation est plaisante mais ce n'est pas le grand amour. Ce n'est que le début, il est vrai. Julien revient à son écrit. Il rajoute, supprime, vérifie la syntaxe, les répétitions, place les photos des salles de danse, des jardins, des bureaux. Il enregistre avant de relire.
— Viens !
Julien sourit. Lance aime faire ça au réveil et, dans ce cas, il doit tout laisser. S'il n'est pas contre, il entend se faire prier.
— Je relis mon article. Il te faudra attendre.
— Bon. Je vais voir si Erwan n'est pas trop occupé pour combler un Amaury en manque, dit-il en guettant sa réaction.
Julien fait la grimace et Lance éclate de rire. Manœuvre ratée. Oui, il est jaloux du Liégeois, son chéri s'en est très vite aperçu et il en abuse.
— Tu sais que tu vas me le payer ?
— J'y compte bien, se moque le Monégasque en le renversant sur le matelas.
Julien connaît sa propre réputation, les autres le trouvent timide, réservé. C'était pourtant pire avant l'école Donn Bayot. Les encouragements des profs, des boss lui ont permis d'acquérir plus d'assurance dans la danse et dans la vie. Non sans efforts. Lance n'échappait pas à cette opinion et il ne l'a vraiment découvert qu'ici dans son chez lui, là où il se sent pleinement en confiance. Depuis leurs journées sont fantaisistes, leurs nuits sont chaudes pour leur satisfaction réciproque.
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Pendant ce temps, la cafétéria est témoin d'une étrange réunion. Dorian a refusé de voir son atelier envahi aussi présente-t-il là les planches des costumes pour les quatre fils Aymon, les échantillons de tissus, les passementeries. Arnaud n'est pas en reste et assemble projets et tissus, drape les pièces de soie rebrodées d'or et d'argent, les organza vaporeux, les dentelles sur deux mannequins réglables représentant de nobles dames de la cour de Charlemagne. Elles trônent avec beaucoup de dignité entre les invités de cette très attendue démonstration. Lucas, Sacha, Rémi, Patrick Dupond et Patrick de Bana, Manuel Legris, Eric Vu An qui a débarqué ce matin à l'improviste, Samuel, Valéry et Frédéric échangent remarques et idées au fur et à mesure.
— Travail exceptionnel, comme d'habitude, juge Lucas en reposant la dernière esquisse. Vous avez parfaitement compris ce que nous cherchons à faire.
— Nous nous sommes basés sur les photos que tu nous as transmises des spectacles à Bruxelles, sur les extraits filmés à Avignon, la bande musicale de Schirren et la documentation historique sur l'époque carolingienne. Et toi, raille le créateur. Nous avons visionné les vidéos des répétitions. Comme tu le vois nous oscillons entre faste ancien ou tenue guerrière mais toujours en matière actuelle. Même pour les armures ou les cottes de mailles, la légèreté est de mise, il faut qu'ils puissent danser. Nous avons voulu une grande différence entre les tenues de la cour et celles des vassaux. Pour accentuer le message nous avons utilisé des tissus plus ternes pour les secondes. Celles des jongleurs, des acrobates, des ménestrels très colorées, chatoyantes évoquent la joie qu'exige à la cour l'empereur qui était un jouisseur, un amateur de femmes. Pour les fées, déesses, êtres magiques, les dessins de Thierry Bosquet sont une vraie mine d'or, même si nous ne les avons pas tous suivis, ils nous ont guidés.
— Malheureusement, nous avons peu de documents, dit Lucas. La mort, la semaine dernière, nous a privés d'un précieux témoin, Germinal Casado. J'avais essayé de le voir il y a plusieurs mois, il était déjà trop malade pour nous recevoir.
— Quand débute Gina ? questionne Arnaud rompant le silence qui s'est établi à l'évocation du grand artiste qui fut le compagnon de Maurice Béjart pendant treize ans.
— La semaine prochaine, répond Lucas. Ainsi que les petites mains pour compléter votre équipe. Gina aura deux mois pour trouver les accessoires. Deux décorateurs férus d'effets spéciaux créent le cheval Bayard, les géants et l'échiquier. Nous avons déjà approuvé les maquettes. Ils en sont à la réalisation. Sylvain s'occupera des fonds sur l'écran et bien entendu des effets lumineux. La pièce "Le jeu des quatre fils Aymon" de Herman Closson a servi à Maurice Béjart de fil conducteur, elle est aussi le nôtre. C'est une légende de chez nous. Maurice Béjart en a dit : « Il ne faut rien gommer de nos racines et il nous faut nous réapproprier nos identités culturelles, linguistiques. Le patrimoine de chacun dans sa richesse et sa diversité constitue le terreau le plus fécond, la base la plus solide pour s'attaquer avec quelque chance de succès aux grands problèmes communs à l'humanité et favoriser de nouvelles et nécessaires solidarités mondiales. » Nous sommes en 2016 et notre regard a changé. Les monstres, les créatures magiques font partie du paysage audiovisuel. Le merveilleux aussi. Maurice Béjart fut chorégraphe, metteur en scène selon les versions qui ne furent pas toujours bien accueillies. Surtout la seconde partie. Je l'ai donc revue en tenant compte des critiques toutefois je ne voulais pas dénaturer la pièce. Des suggestions ?
— Tu t'es engagé là dans une œuvre gigantesque. Tu risque gros, constate Manuel Legris. Te le dire n'y fera rien mais fais attention, ils t'attendent au tournant.
— Je sais. Je ne resterai jamais dans ma zone de confort. Il vous faut oublier cela.
— Après ? interroge Eric Vu An.
Lucas lance un coup d'œil complice à Sacha qui sourit.
— Dans deux ans "Messe pour le temps présent". Le temps de 2018.
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(1). Keisuke Nasuno est actuellement l'assistant à la direction artistique du Béjart Ballet Lausanne.
(2). Âme ou sœur
Jumeau ou frère
De rien mais qui es-tu?
Tu es mon plus grand mystère
Mon seul lien contigu
Tu m'enrubannes et m'embryonnes
Et tu me gardes à vue
Tu es le seul animal de mon arche perdue
Tu ne parles qu'une langue, aucun mot déçu
Celle qui fait de toi mon autre
L'être reconnu
Il n'y a rien à comprendre
Et que passe l'intrus
Qui n'en pourra rien attendre
Car je suis seule à les entendre
Les silences et quand j'en tremble
Toi, tu es mon autre
La force de ma foi
Ma faiblesse et ma loi
Mon insolence et mon droit
Moi, je suis ton autre
Si nous n'étions pas d'ici
Nous serions l'infini
Et si l'un de nous deux tombe
L'arbre de nos vies
Nous gardera loin de l'ombre
Entre ciel et fruit
Mais jamais trop loin de l'autre
Nous serions maudits
Tu seras ma dernière seconde
Car je suis seule à les entendre
Les silences et quand j'en tremble
Toi, tu es mon autre
La force de ma foi
Ma faiblesse et ma loi
Mon insolence et mon droit
Moi, je suis ton autre
Si nous n'étions pas d'ici
Nous serions l'infini, ah, ah
Et si l'un de nous deux tombe...
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Amandine :
Bonjour.
L'affaire Denard n'est en effet pas finie. La police attend les rebondissements de l'affaire pour inculper le vrai coupable et Rémi en subit les retombées.
Le père d'Amaury est en effet un père compréhensif. Combien se disent ouverts mais se ferment devant la situation si elle les concerne ? Sa belle-mètre va peut-être revenir à de meilleurs dispositions.
Je dois avouer ne pas en savoir plus sur les parents d'Erwan.
Il y a encore bien des ombres dans le passé d'Erwan. Il est loin d'avoir tout confié à Amaury. Leur rencontre lui a beaucoup apporté.
Sergeï Polunin a fait beaucoup d'erreurs et il est en train de les payer. Sa carrière s'en ressent fortement.
J'écris très peu au sujet de la vie quotidienne des personnages qui existent réellement dans le monde de la danse. Parfois je mentionne tel ou tel couple marié dont la vie de couple est connue (Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta, Eric Vu An et son mari...), cela s'arrête là. La vie privée de Keisuke Nasuno restera donc privée. ^^ De toute façon j'en sais peu de chose et c'est très bien ainsi.
Nous ne sommes que le 16 janvier, il est encore temps de présenter ses vœux. Je te souhaite donc une heureuse année 2020.
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