Le bruit précédant l'arrivée des aéro-chasseurs était toujours une sorte de vrombissement sourd, presque étouffé, qui se transformait rapidement en sifflements tandis que les silhouettes des engins se précisaient à l'horizon. Dans les premiers temps, le bruit des aéro-chasseurs créait un vent de panique au sein de leur petit groupe et l'un des leurs était presque systématiquement enlevé. Depuis, ils avaient appris à se dissimuler rapidement, cachant efficacement leur présence grâce à des boucliers thermiques et des résonnances magnétiques qui perturbaient les détecteurs des appareils volants.
Leur sécurité avait toutefois un prix que Nëss n'était pas prêt à accepter totalement. Les appareils technologiques qu'ils possédaient pour se dissimuler des Artémis avaient été récupérés sur des carcasses de vaisseaux ou d'aéro-chasseurs par un groupe d'activistes qui avaient pris en charge leur petit groupe disparate constitué de vieillards, de quelques femmes, d'enfants et d'une poignée d'hommes qui tentaient tant bien que mal de veiller au bien être des leurs. En échange de leur protection armée, les activistes avaient pris les femmes.
Dont la sœur de Nëss.
Il ne l'avait pas revue depuis presque une semaine, à l'exception des rares fois où leur convoi s'arrêtait pour la nuit et qu'ils faisaient descendre les femmes de l'autobus pour les emmener dans leurs tentes. Il avait tenté de la voir, pour s'assurer qu'elle allait bien, mais on lui avait barré le passage et on l'avait renvoyé à ses tâches, qui consistaient à recoudre les vêtements troués ou déchirés et laver tout ce qui devait l'être.
Il se consolait en sachant qu'elle avait accepté de jouer les prostituées afin de leur permettre de survivre un peu plus longtemps.
Un chantage écœurant, mais nécessaire.
Au moins, les activistes avaient un minimum de respect pour les enfants. Les jeunes mangeaient à leur faim, avaient droit à des couvertures chaudes et l'un des hommes, Clovis, avait même déniché une peluche qu'il avait offerte à l'une des fillettes lors d'une de leurs sorties en ville alors qu'ils recherchaient des médicaments et de la nourriture.
Nëss les admirait autant qu'il les détestait.
Il n'aurait jamais eu le courage de s'aventurer en ville, même armé. Beaucoup d'Artémis sillonnaient les rues à la recherche d'humains perdus ou de petits groupes comme le leur. Ils adoraient la chasse. Certains d'entre eux chassaient pour tuer, ciblant les hommes et les femmes armés, et d'autres chassaient pour capturer. Personne ne savait ce qu'ils faisaient avec leurs proies vivantes puisque personne n'était revenu pour en parler. Le mystère des Artémis était aussi complet qu'à leur arrivée, vingt-cinq ans plus tôt.
Des vaisseaux-mères étaient apparues un jour dans le ciel au-dessus des plus grandes villes du monde et des boucliers immenses les avaient isolées. Lorsque les champs d'énergie bleutés s'étaient estompés, trois ans après l'arrivée des vaisseaux, il ne restait plus une seule âme présente pour raconter ce qui s'y était passé. Puis des plus petits vaisseaux étaient atterris sur Terre et des camps extra-terrestres avaient commencé à apparaître ici et là, protégé par des murailles opaques et des boucliers énergétiques. Les plus petites villes avaient ensuite été ciblées par les nouveaux arrivants, obligeant les humains à fuir vers les campagnes, puis vers les forêts. Et lorsque la population terrienne avait été réduite au point où il était difficile de croiser des groupes de plus d'une trentaine de personnes, les Artémis étaient sortis de leurs vaisseaux pour la première fois, révélant contre quoi l'humanité s'était battue. De forme humanoïde, ils mesuraient entre deux mètres et deux-mètres et demi, vêtus d'une armure complète qui épousait leur musculature puissante comme une seconde peau, composée de plaques solides d'un gris très sombre qui changeaient légèrement de teinte en fonction de leur environnement. Ils portaient également des casques qui avaient rappelé à Nëss des casques de moto la première fois qu'il les avait vus. Mais il n'y avait pas de visière sur les leurs; rien qui laissait penser que les Artémis puisse voir derrière leur casque. Aucune silhouette féminine également n'avait été aperçue parmi les leurs et ils en avaient déduits qu'elles n'étaient pas présentes ou que la physionomie mâle et femelle des Artémis était trop semblable pour que l'on puisse les distinguer.
– Y'a une tache, Loch Ness! Fit Chase en lui jetant une couverture mince roulée en boule.
Sorti de ses pensées, Nëss releva la tête juste à temps pour se prendre le tissu rêche d'une couverture en plein visage.
L'activiste esquissa un sourire en le voyant s'emparer du drap d'un geste rageur, puis tourna les talons en sifflotant, la main posée sur la crosse de son arme.
– Connard, marmonna Nëss en défaisant la boule de tissu.
La tache se révéla être du sperme séché et Nëss serra les dents à s'en faire mal aux mâchoires. Hier, il avait vu la silhouette menue de Lore entrer dans l'une des tentes des activistes, à la suite de Chase. En dépliant un peu plus le drap, il tomba sur autre tache, large, d'un rouge profond, presque brun.
Il se leva d'un bon et s'élança sur Chase en poussant un cri rauque, le percutant de plein fouet dans le dos, les faisant tous deux tombés dans la poussière. Chase, d'abord surpris, se prit deux coups de poings à la pommette puis il réagit et repoussa Nëss sur le côté qui se releva presque aussitôt pour se jeter une nouvelle fois sur l'homme.
– Tu lui as fait du mal! Je vais te tuer, sale enfoiré!
Il ne sentit pas le coup qu'il reçut au visage, ni le suivant dans les côtes alors qu'il serrait les doigts autour de la gorge de l'activiste qui se défendait tant bien que mal, cherchant à agripper la manche du couteau dans sa botte tout en frappant le jeune homme à califourchon sur son torse qui tentait de l'étrangler.
– Ça suffit! Nëss, ça suffit!
Des bras empoignèrent Nëss, le tirant loin de sa cible et il se débattit en grognant, furieux. Un coup de crosse au visage l'envoya bouler au sol et il resta étendu face contre terre, sonné. Deux hommes le relevèrent, le tenant par les bras, tandis qu'un troisième aidait Chase à se relever.
– Ça suffit, vous deux! Aboya Clovis. Je peux savoir pourquoi mes hommes se battent comme des chiffonnières?
– Il a tenté de m'étrangler!
– Tu lui as fait du mal! Cracha Nëss en redressant la tête, un filet de sang coulant de sa tempe.
– Je lui ai rien fait du tout!
– De quoi parlez-vous?
– Il y avait du sang sur le drap qu'il m'a donné! Et il était avec Lore, hier soir!
– Putain de merde, je lui ai rien fait à ta frangine! Elle allait très bien quand je suis sorti de la tente, hier!
– Alors d'où vient le sang? Demanda Clovis.
– Aucune idée!
– Mike, vas voir dans la tente de Chase. Assure-toi que sa sœur va bien.
– Elle a un nom, bordel! Se hérissa Nëss tandis que Mike le lâchait pour aller trottiner en direction des tentes.
Ils attendirent quelques minutes puis Mike revint, pâle.
– Fausse couche, dit-il. Elle dit avoir mal au ventre, mais qu'elle va bien.
– Demande à Maryse d'aller la voir. Elle en a fait une le mois passé. Elle devrait savoir quoi faire.
Elle était enceinte, se dit Nëss tandis que Clovis continuait de distribuer ses ordres. Lore avait porté une vie qui s'était terminée en tache brunâtre sur un drap bon à jeter. Il sentit ses yeux le piquer et se passa distraitement une main sur le visage, étendant un peu plus le sang qui le couvrait déjà. Il ne pouvait qu'imaginer l'état dans lequel devait se trouver sa sœur. Elle avait déjà perdu un bébé et il se souvenait parfaitement des mois d'Enfer qui avaient suivi cet événement.
– Je dois la voir, dit-il.
– Ta sœur va bien.
– Clovis, je dois la voir, insista-t-il.
– Tu as surtout besoin de te calmer, Nëss. Va prendre une gorgée d'eau, lave-toi puis mange un morceau, Frankie va te servir une part.
– Elle ne va pas bien! Clovis, je connais Lore! Elle…
Le bruit sourd d'un coup de feu l'interrompit.
Tout sembla se figer dans le camp, suspendu, puis Nëss repoussa le dernier homme qui le tenait encore et courut vers les tentes des activistes. Il y avait déjà quelques personnes présentes; des visages qui lui étaient connus et d'autres moins, mais ils semblaient tous figés dans l'horreur. Le rabat de la tente était ouvert et la seule chose qu'il parvint à voir, fut les jambes nues de Lore, le reste de son corps caché par un activiste… Il n'avait pas besoin de voir son visage pour connaître les dégâts qu'avait causé la balle; les parois de la tente étaient imbibées de liquide vermillon, épais et parsemé de bouts de cervelle.
Avant même qu'il ne puisse émettre le moindre son, esquisser le moindre mouvement, Clovis le souleva du sol pour le sortir de la tente. Il ne tenta même pas de résister. Ce ne fut que lorsqu'on lui posa une couverture sur les épaules qu'il reprit conscience de son environnement. Les bruits se rappelèrent à lui, les couleurs s'imprégnèrent sur ses rétines et soudain, tout fut trop intense, presque insupportable. Il se recroquevilla en gémissant.
C'était sa faute! S'il n'était pas parti après l'avoir baisée, il se serait rendu compte que quelque chose n'allait pas! S'il avait pris la peine de s'assurer de son état lorsqu'il avait été cherché le drap souillé… Il l'avait traitée comme une marchandise bonne à jeter après l'utilisation et maintenant elle était morte! Lore était morte.
Nëss se débarrassa de la couverture sur ses épaules, repoussa la main qui cherchait à le retenir et se dirigea vers Chase. Peut-être que l'homme était trop bouleversé par la tournure des événements ou alors il ne s'attendait pas à cela venant de sa part. Nëss s'en fichait complètement. Trop lentement pour que cela semble réel, le jeune homme agrippa le manche du couteau fourré dans la botte de l'activiste et d'un geste ferme, en planta la lame dans le cou de Chase. Ce dernier écarquilla les yeux et se raidit, posant sur lui un regard presque surpris, avant de porter maladroitement les mains à la lame qui dépassait du côté de sa gorge. Il s'effondra au sol, s'étouffant dans son propre sang sans le quitter des yeux, ne semblant pas comprendre ce qui lui arrivait. Nëss fut aussitôt maîtrisé puis plaqué au sol alors qu'un attroupement se formait autour de Chase.
– Enfermez-le dans la fourgonnette, entendit-il Clovis.
– Qu'est-ce qu'on va faire de lui?
– Les Artémis veulent des humains? Nous allons leur en donner un.
Ça n'avait pas été compliqué.
Ils l'avaient ligoté au fond de la fourgonnette puis Mike et Frankie l'avait conduit dans la ville la plus proche et l'avaient attaché au poteau d'un feu de circulation depuis longtemps éteint, bras levé au-dessus de la tête. Comme une vierge sacrificielle, avait-il spécifié en riant. Puis, ils l'avaient battu, assez violemment pour lui casser quelques os et juste avant de partir, Mike lui avait pissé dessus après lui avoir craché au visage. S'en était suivi des longues heures d'attente à suer sous le soleil de Juillet, qui s'étaient transformé en journée, puis en nuit. À présent, il ne sentait plus ses mains levées depuis trop longtemps et ses jambes le supportaient à peine. Sa gorge était si sèche qu'il s'étouffait presque à la moindre respiration et sa vision se troublait par moment. Lorsqu'il entendit le premier vrombissement dans l'air, il en fut presque soulagé.
À première vue, il avait pensé à un guet-apens. L'humain ligoté sur un poteau, seul au centre de la ville, attirait trop l'attention. C'était une proie ridiculement facile… Puis, ses moniteurs avaient capté sa température anormalement élevée, son rythme cardiaque trop lent et en activant le balayage, il avait aussitôt constaté ses lésions corporelles et le sang qui le maculait. Il s'agissait d'un spécimen de sexe mâle, âgé de vingt-deux ans, sans anomalies. Bref, il était en parfaite santé. Son ossature était délicate pour un mâle, sans être frêle, et les proportions de son pelvis étaient idéales. Outre ses blessures, sa génétique était superbe et sa constitution était attirante. Il dirigea son module de chasse vers la forme inconsciente, enclencha l'anti-gravité pour le maintenir en vol stationnaire au-dessus du sol puis sauta. De près, l'humain semblait dans un état pire que ce que ses capteurs avaient enregistrés. La circulation sanguine dans ses mains était alarmante, assez pour qu'il le détache dans la seconde à l'aide de sa lame en carbonithe. Il rattrapa le corps avant qu'il ne s'effondre sur le bitume brûlant et le jeta sur son épaule d'un mouvement leste avant de prendre place sur son module. Là, il cala l'humain entre ses jambes, son dos contre son torse, et reprit sa route.
L'humain reprit vaguement conscience alors qu'ils volaient en direction de la colonie. Il soupira plusieurs fois, s'agitant fiévreusement avant d'ouvrir des yeux fatigués et de les poser d'abord sur le paysage environnant, puis sur lui. Ses prunelles étaient étonnamment sombres, presque noires, rondes et larges. Elles lui firent penser à des yeux de biche; douces et mystérieuses. Ses grands yeux étaient frangés de longs cils fournis, créant des ombrages sur ses pommettes. Son air hébété fit lentement place à un air de panique et il tenta de s'éloigner de lui. C'était sans compter les réflexes du chasseur qui le ramena contre lui fermement, enclencha l'anti-gravité, s'empara d'une seringue automatique qu'il piqua dans la chair tendre de sa nuque et attendit patiemment que les effets du sédatif calment l'humain qui geignit doucement en fermant les yeux. Son corps se relâcha et sa tête retomba sur le côté. Il le rassit entre ses jambes et désactiva l'anti-gravité, le tout n'ayant pris que quelques secondes.
Nëss se réveilla au son continu d'un cliquètement. La première chose qu'il vit fut un plafond immaculé puis en tournant la tête, il constata la présence d'un Artémis vêtu de son armure, qui se tenait à ses côtés, une main sur son épaule. Lorsque ce dernier vit qu'il avait les yeux ouverts, ses doigts se resserrent légèrement, comme pour le dissuader de bouger, et le casque sans visière se pencha sur lui.
– Ne bouge pas, résonna une voix mécanique.
Nëss sursauta violemment et les doigts se resserrent un peu plus.
– Ne bouge pas, répéta l'Artemis. Tu es en traitement.
Le jeune homme baissa finalement les yeux et réalisa qu'il était nu et qu'à partir des hanches se trouvait un drap blanc qui le séparait du reste de la pièce, comme une cloison, l'empêchant de voir ce qui se déroulait de l'autre côté ou ce qu'était ce traitement qu'on lui administrait.
– Qu'est-ce que vous me faites?
Son élocution était hésitante, sa bouche pâteuse. Il avait l'impression d'avoir mangé de la craie.
– On te soigne.
– Pour…quoi?
– Tu étais blessé. Ce sont les tiens qui t'ont blessé?
Parler avec un Artémis… Jamais il n'aurait cru qu'un jour, l'un d'eux se soucierait de sa santé. Lentement, il hocha la tête.
– J'ai tué… J'ai tué un homme.
La poigne en armure lui fit presque mal, puis se détendit aussitôt, comme si l'Artémis n'avait pas voulu laisser de traces sur sa peau.
– Pourquoi?
– Ma sœur… Elle est morte… À cause de lui…
L'Artémis sembla vouloir lui en demander davantage, mais Nëss détourna les yeux. Il ne voulait plus penser à Lore, à ses jambes nues étendues sur la couchette de la tente, au bébé qu'elle avait perdu…
– Comment s'appelait-elle?
– Lore, répondit-il néanmoins.
Le sommeil l'avait pris par surprise.
Un moment il fixait un plafond immaculé, l'instant suivant il se réveillait dans une pièce qui lui était totalement inconnue. Il avait été vêtu d'un pantalon blanc et d'un t-shirt gris fermé dans le devant par un laçage complexe, puis transporté dans un lit de forme ovoïde aux bords lisses légèrement remontés. Les couvertures qui le couvraient étaient chaudes et douces et la salle entière, démunie de fenêtre, était d'un blanc pur. Tout un pan de mur se composait d'une sorte de quadrillage très large en relief, comme creusé dans la matière. Prudemment, il se redressa, évalua ses sensations, à la recherche d'une douleur quelconque, mais il se sentait merveilleusement bien. Mieux que bien; toutes les tensions quotidiennes de ses muscles, les petites ecchymoses, le léger mal de tête qui ne le quittait jamais vraiment… Tout était guéri. Il chercha en vain les quelques traces de coupures ou d'écorchures qui avaient mal guéries et n'en trouva aucune. Même ses plus vieilles cicatrices avaient été effacées.
– C'est quoi ce bordel? Souffla-t-il en passant les doigts sur son avant-bras, là où se trouvait anciennement une cicatrice de brûlure datant de sa petite-enfance; souvenir flou d'une mère en colère et d'un chaudron d'huile encore chaude qui lui était tombé sur l'avant-bras.
Le son d'un glissement le fit se retourner rapidement et il hoqueta en se retrouvant soudainement face à un Artémis.
Un Artémis qui ne portait pas son armure.
– Comment te sens-tu?
Cette voix… Même sans l'intonation mécanique du casque, elle lui rappelait celle de l'Artémis qui s'était trouvé près de lui alors qu'il était sous traitement. Jamais Nëss n'aurait cru voir un jour l'un d'entre eux sans son armure.
Celui qui lui faisait face était grand, presque deux mètres trente, et sa musculature puissante était gracieuse. Il n'y avait rien de balourd dans cet être. Il avait la démarche d'un guerrier et instinctivement, Nëss recula jusqu'au lit ovoïde où il se laissa choir mollement. Car si l'Artémis était semblable aux humains, sa taille, elle, n'avait rien de normale, de même que la couleur de sa peau opaline parsemée de reflets doré. L'Artémis possédait une longue crinière soyeuse et neigeuse, striée de fils noirs. Sa chevelure retombait jusqu'à ses reins et était attachée à la base de sa nuque à l'aide d'un cône très semblable au composite de son armure. Deux oreilles pointues dépassaient de ses cheveux, collées près de crâne et remontant vers le haut. L'homme, car il s'agissait clairement d'un spécimen mâle, avait en outre un bouche large et sensuelle et un nez droit, très masculin, surmonté de hautes pommettes saillantes. Toutefois, ce qui avait pétrifié Nëss, n'était ni la taille, ni la beauté apparente de l'être qui lui faisait face, mais les quatre yeux effilés et cristallins, entièrement bleus comme des topazes, qui le fixaient. Chaque œil était souligné d'un fin trait noir, partant des coins externes et descendant gracieusement jusqu'aux joues, puis au menton et plus loin encore sur la gorge, jusqu'à disparaître sous la tunique argentée au col relâché, laissant entrapercevoir un réseau de tatouages complexes. Il n'avait ni cils, ni sourcils, mais un anneau métallique serti d'une pierre blanche enserrait sa tête comme une fine couronne.
– Je ne te ferai pas de mal, lui dit l'Artémis en s'approchant.
– Vous… Vous…
– Mon nom est Ankem'Nashitar, de la légion d'Itsar et je suis le deuxième né du clan D'Astragon. C'est moi qui t'ai trouvé lorsque les tiens t'ont abandonné.
Abandonné… Laissé pour mort aurait été une expression plus juste. Ou alors jeté aux ordures.
Nëss serra les poings et détourna le visage, en proie à la colère.
– Tu n'es ni le premier, ni le dernier dans cette situation. Tu as eu de la chance que je t'aie repéré.
– De la chance? Cracha Nëss en se redressant. Ces connards m'ont livré aux Artémis justement parce mieux vaut être mort que fait prisonnier. Je ne vois pas où se trouve ma chance.
– De la chance que ce soit moi qui t'aie trouvé, précisa Ankem'Nashitar. Mon clan n'est pas de ceux qui chassent les humains pour le plaisir de la tuerie et de la torture.
À ces mots, le jeune homme pâlit et écarquilla les yeux. Il eut un brusque mouvement de recul qui le fit basculer de l'autre côté du lit en forme d'œuf. Il s'étala au sol dans un « houmf » étouffé et avant même qu'il ne puisse se redresser, une poigne solide l'agrippa pour le remettre sur ses pieds.
– Tu n'es pas blessé?
– Lâchez-moi! Cria Nëss en tentant de reprendre son bras.
Les doigts se firent plus durs un court instant, avant de se desserrer lentement, un à un. Nëss lui lança un regard empli de suspicion tout en se frottant la hanche sur laquelle il avait atterri après sa chute de la couchette. Son bras aussi était douloureux, là où l'avait pris l'Artémis, mais l'orgueil l'empêcha de vérifier s'il avait des marques.
– Alors? Qu'est-ce que vous allez faire de moi? Si vous ne tuez pas les humains, vous en faites quoi? Je vais servir de rat de laboratoire?
Ces mots déclenchèrent un sourire amusé sur les lèvres d'Ankem'Nashitar. Cet humain ne manquait pas de courage, ni de fierté. Son caractère farouche et sa façon effrontée de lui tenir tête lui plaisait beaucoup. Il en avait vu d'autres passer avant lui; de jolis garçons dociles et effrayés comme des lapins et des durs à cuire couverts de tatouages qui s'étaient pissés dessus en voyant son apparence. Il y en avait eu qui avaient tenté de l'attaquer, d'autres qui avaient tenté de mettre fin à leurs jours. Mais aucun avec qui il avait pu discuter; aucun qui ne tremblait pas comme une feuille, muet de terreur. Cet humain-ci était différent. Il avait conscience de sa situation, mais il refusait de céder à son instinct qui lui soufflait sans doute de se rouler en boule dans un coin en espérant se faire oublier.
– Mon clan ne possède pas de laboratoires expérimentaux.
– Alors vous faites quoi?
– De la rééducation, pour faire simple.
– Rééducation? Vous nous renvoyez à l'école?
L'humain avait plissé les yeux et le fixait, comme s'il ne le croyait pas. Sa réaction était mignonne.
– Ce n'est pas une rééducation au sens où tu l'entends. Nous allons t'enseigner notre langue et nos coutumes, ainsi que les arts que tu devras pratiquer.
– Des arts?
– De la danse, de la musique, du chant si ta voix le permet.
– C'est une blague?
– Tu apprendras aussi à obéir et à plaire.
Les yeux de l'humain s'arrondirent.
– Hors de question!
– De gré ou de force, petit humain, tu apprendras ce que je jugerai bon de t'apprendre. Je suis un jabay patient, mais je ne tolère pas la rébellion. Je ne te refuserai jamais d'explications, ni de discuter avec toi. J'apprécie l'intelligence et la curiosité et je m'assurerai que celles-ci soient satisfaites, mais ne me tiens pas inutilement tête.
– Vous… Vous allez me réduire en esclavage?
– Mon clan ne pratique pas l'esclavage humain.
– Mais… je croyais…
– L'esclavage est réservé aux gens de mon peuple qui ont commis une faute grave, mais ne s'applique pas aux prisonniers.
– Je ne comprends pas.
– Certains des humains que nous capturons sont formés pour être des serviteurs, d'autres deviennent des courtisans et d'autres encore deviennent des compagnons.
– Quelle est la différence?
– Les serviteurs sont formés à devancer nos besoins. Ils entretiennent le Guon, la maisonnée dans ta langue, préparent les repas, s'occupent des petits. Ils apprennent à être aimables et discrets. Les courtisans sont formés pour plaire. Ils pratiquent les arts de mon peuple, servent la boisson lors des banquets et nous leur apprenons également les arts du plaisir.
Nëss eut une expression horrifiée, presque dégoûtée. En réaction, Ankem'Nashitar esquissa un sourire carnassier, dévoilant une dentition tranchante et blanche.
– Vous formez des prostituées!
– Les prostitués ne sont rien de plus que des prisonniers rebelles qui ont refusé la rééducation. Les courtisans sont respectés pour leurs charmes et le plaisir qu'ils apportent. Les meilleurs d'entre eux se voient parfois offrir une place de compagnon.
– Vous… Vous n'êtes pas mieux que ces connards qui m'ont laissé pour mort! Les humaines ne sont pas des marchandises!
– Je n'ai jamais parlé de femelles.
– Que…
– Mon clan ne forme pas les femelles au plaisir. Elles sont précieuses pour les œufs qu'elles portent puisqu'elles assurent la pérennité de ceux de ta race, et elles deviennent de fabuleuses servantes, mais nous ne les prenons pas pour leur apprendre à être des courtisanes.
– Vous… vous ne prenez que des hommes? Balbutia Nëss.
– Les femelles en général font de meilleures servantes. Elles sont placées là où elles sont le plus efficaces. Elles sont de loin meilleures que les mâles en ce qui concerne la gestion. De plus, mon peuple apprécie leur beauté et leur douceur, mais nous ne sommes pas réactifs à leurs phéromones.
– Il n'y a pas de femmes chez les Artémis? S'étonna Nëss.
Ankem'Nashitar sourit une nouvelle fois. La curiosité de cet humain, et son besoin de comprendre et de savoir, dépassaient de loin la peur qu'il ressentait. Peut-être était-ce de l'inconscience ou tentait-il par ce moyen de contrôler la panique qu'il aurait ressenti s'il n'avait pas posé toutes ces questions pour se distraire.
– Les Yukaï sont mâles et femelles.
– Hein?
– Nous sommes dotés de la capacité de porter un œuf.
– Vous avez un… et une…
– Je suis mâle à part entière, parce que je ne suis pas porteur. Mais s'il me prenait l'envie de l'être, je pourrais porter un œuf.
– Alors les tiens pondent des œufs?
– C'est un peu plus compliqué et tu n'as pas encore ma confiance pour que je te donne cette information.
Nëss hocha la tête. Il comprenait cette réponse. Si un extra-terrestre lui avait demandé de lui expliquer le système de reproduction humain, il aurait lui aussi refusé, par crainte de mettre les siens en danger. Les enfants étaient sacrés; précieux. C'était d'autant plus vrai depuis l'arrivée des Artémis sur Terre; la population humaine avait été réduite de plus de quatre-vingt pourcent. Raison pour laquelle Lore n'avait pu supporter la perte de ce deuxième enfant… Raison pour laquelle les femmes acceptaient si facilement n'importe quel partenaire sans se rebeller.
Pourquoi leur mère n'avait-elle pas compris cela? Les enfants humains étaient tellement fragiles et pourtant, ils portaient tant d'espoir en eux.
– Et moi dans tout ça? Demanda-t-il, se doutant déjà de la réponse. Vous allez m'obliger à jouer les putes de luxe?
– Les quoi?
– Les courtisans. Je vais devoir écarter les jambes pour tous les Artémis qui voudront me passer dessus?
– Tu recevras la formation de courtisan. Mais je ne t'ai pas trouvé lors d'un raid. Je suis tombé sur toi par hasard et donc, tu m'appartiens.
– Et… Vous allez me faire du mal? Je veux dire…
– Je préfère que mes partenaires soient consentants et excités, mais dociles et soumis à mon plaisir.
– Donc… si un soir je n'ai pas envie de…
– Tu en auras envie. Je suis un jabay consciencieux et méthodique. Et les Yukaï sont très sensibles aux phéromones. Il nous est facile de savoir lorsque notre partenaire est empli de désir et il nous est aussi facile de l'influencer.
Durant ses explications, Ankem'Nashitar s'était rapproché doucement de l'humain qui l'écoutait, une expression à la fois craintive et curieuse sur le visage. Doucement, il leva la main pour ne pas l'effrayer et la posa sur sa nuque qu'il massa délicatement.
– Les mâles que j'ai rencontrés jusqu'à présent se sont tous révoltés lorsque j'ai expliqué la fonction à laquelle je les destinais. Tu es différent. Tu sens la peur, mais il y a une trace d'excitation…
– Entre refuser de coopérer et risquer me faire tuer ou pire, je préfère le sort que vous me réservez, biaisa-t-il en détournant les yeux.
– Mon apparence ne te dégoute pas? Je ne suis pas humain et vous, les terriens, avez la fâcheuse tendance à rejeter tout ce qui ne vous ressemble pas.
– Je… Vous êtes impressionnants… Et… L'idée de devoir… faire… ça avec vous me terrifie. J'ai peur d'avoir mal. Mais, vous n'êtes pas laid. Je veux dire… ça ne me dégoûte pas.
Ankem'Nashitar plissa légèrement les yeux, soupçonneux. On lui avait déjà fait le coup de la fausse soumission et il avait manqué de peu se prendre une lame en carbonithe dans l'abdomen. Il renifla l'air, à la recherche d'une odeur qui prouverait le mensonge de l'humain, mais ne trouva que la nervosité et un certain découragement, comme une résignation. Cet humain avait souffert, comprit-il. Personne ne renonçait aussi rapidement et facilement à sa liberté et à son libre-arbitre en moins de n'avoir plus rien à espérer de la vie. Et ce qui lui était offert était sans doute mieux que ce qu'il s'était imaginé. Sa sœur était morte, se souvint-il. Et il se souvenait des nombreuses cicatrices qui parsemaient son corps avant le traitement. Des cicatrices mal guéries, trop larges ou profondes pour n'être que des blessures accidentelles.
– Je ne te ferai pas de mal et te protègerai. En échange, tu m'obéiras et tu te soumettras à la rééducation. Je répondrai à toutes les questions auxquelles il m'est permis de répondre et je m'assurerai que tu ne manques de rien.
– Je suppose que je n'ai pas choix? Cracha l'humain avec sarcasme.
– Tu l'as, mais je crois que tu as compris que ce que je t'offre est le mieux qui puisse t'arriver.
Nëss se mordilla les lèvres, toute trace de colère envolée face au calme de l'Artémis. Il hocha finalement la tête, une seule fois. La main de l'Artémis sur sa nuque se déplaça légèrement, comme une caresse, et il ne tenta pas de s'y soustraire.
– Quel est ton nom, petit humain?
– Nëssiah, mais tout le monde m'appelle Nëss.
– Nëssiah, répéta l'Artémis.
– Est-ce que je peux demander quelque chose?
– Tu n'es pas contraint au silence, Nëssiah.
Le jeune homme grimaça en entendant son prénom au complet, mais s'abstint de tout commentaire.
– J'ai faim, avoua-t-il.
– Je m'en doute. Ton estomac gronde depuis quelques minutes. Suis-moi, je vais te conduire au réfectoire.
– Je vais rencontrer d'autres humains?
– Pas dans cette aile du bâtiment, non.
Curieux, Nëss le suivit jusqu'au mur lisse de la pièce puis recula d'un bond, surpris, lorsque le mur s'éclaira puis s'effaça.
– Il n'y a rien à craindre, Nessiah. Tu es en sécurité avec moi. Viens.
Il tendit un bras dans sa direction en un geste plus qu'éloquent. L'humain prit le temps de le détailler, de sa chevelure de neige striée de noir jusqu'à ses quatre yeux effilés qui le fixaient patiemment en passant par sa stature puissante. L'Artémis attendit patiemment qu'il se décide, le laissant faire le premier pas, puis Nëss le rejoignit et Ankem'Nashitar referma son bras autour de ses épaules et il se sentit soudainement léger, comme si un poids terrible venait de le quitter. Il réalisa alors qu'il n'aurait plus jamais à combattre pour sa survie, à craindre d'entendre le bruit des aéro-chasseurs au loin, à se demander s'il assisterait à un nouveau lever de soleil, s'il trouverait de quoi les nourrir, lui et sa sœur…
– C'est bien, lui dit le yukaï en le sentant se détendre contre lui. Le plus difficile est fait, Nëssiah. Il n'y a plus de raisons d'avoir peur.
Ils longèrent un long couloir blanc aux murs lisses et au bout d'une petite minute, ayant cherché en vain la source d'éclairage des lieux, Nëss réalisa que la luminosité venait des murs eux-mêmes. Il était pieds nus, mais l'Artémis l'était également, et il se dit qu'il s'agissait peut-être-là d'une coutume de son peuple. Enfin, Ankem'Nashitar s'arrêta devant un mur, au hasard lui semblait-il, et le même phénomène se produisit que dans la chambre. Ils entrèrent dans un petit réfectoire possédant cinq petites tables rondes surélevées, entourées de six chaises chacune. La salle était blanche et Nessiah se demanda si les Artémis étaient un peuple minimaliste au point de rejeter toute couleur.
– Pourquoi tout est blanc? Demanda-t-il en prenant place près d'Ankem'Nashitar à l'une des tables.
– Nous sommes dans l'aile sud. Ce bâtiment est réservé aux introductions, au confinement et aux soins.
– Introductions?
– Les humains que nous capturons sont souvent malades ou blessés. Il leur faut un certain temps de repos et nous les gardons ici, le temps qu'ils s'habituent à nous côtoyer.
– Combien de temps devrais-je rester ici? Je… Je n'aime pas être seul.
Ankem'Nashitar le dirigea vers l'une des tables et lui fit signe de s'asseoir tandis qu'il prenait lui-même place sur l'un des bancs.
– En général, les humains prennent entre deux et trois semaines terriennes avant de cesser de nous craindre. Ils sont d'abord confiés à nos soigneurs, puis forcés au sommeil quelques jours et l'un d'entre nous lui rend ensuite visite pour lui expliquer sa nouvelle condition de vie et les risques qu'i défier un jabay.
– Risques?
– Les punitions.
À ce mot, l'humain se figea puis sembla se recroqueviller sur lui-même, la peur s'inscrivant à nouveau dans ses yeux sombres.
– Si tu me fais confiance, Nëssiah, et que tu m'obéis, il n'y aura pas de raison de te punir. Les jabay sont patients. Nous comprenons que tout ne se fait pas aussi facilement que ce que l'on souhaiterait. Je serai exigent et te punirai si je juge que tu ne fournis pas l'effort nécessaire à ton apprentissage, mais je serai équitable avec toi.
– Que… Qu'est-ce que je dois faire pour ne pas être punis?
– Qu'est-ce que tu ne dois pas faire serait une question plus précise, le corrigea l'Artémis. Tout d'abord, ne tente jamais de blesser un yukaï. La sentence pour cet acte, c'est la mise à mort. Ne tente pas de fuir ou tu risquerais de terminer tes jours dans une cage de confinement.
– Une cage de confinement?
– Je préférerais ne pas te donner de détails pour le moment. Garde simplement à l'esprit que c'est un sort cruel.
– D'accord…
– Ne fais pas preuve d'arrogance lorsqu'un yukaï s'adresse à toi; baisse les yeux et reste courtois en tout temps, même si ce yukaï se moque de toi. Et surtout, ne nous appelle pas »Artémis ».
– Ho… Désolé… ce n'est pas un terme péjoratif, vous savez? Artémis est une icône de la Grèce Antique; la déesse de la chasse. Et… on se sentait un peu comme des lièvres à courir partout pour échapper à vos aéro-chasseurs.
– Nous appelons cela des modules de chasse, l'informa Ankem'Nashitar, amusé par les termes humains pour désigner leur technologie.
– Ha…
– Je t'apprendrai en temps et lieux ce que tu dois savoir et comment tu dois te comporter. N'aies pas peur de me poser des questions si quelque chose ne te semble pas clair.
– Jabay Nashitar, votre repas.
Si Ankem'Nashitar ne sembla pas surpris, le jeune homme, lui, fit un bond et s'empressa de reculer, cherchant à s'éloigner de ce nouvel arrivant, jusqu'à ce que le yukaï le retienne et le serre contre lui avec force.
– Doucement, Nëssiah. Aucun mal ne te sera fait. Kyris est simplement venu nous porter notre repas.
L'humain, dans sa panique, chercha à se débattre, puis s'apaisa doucement alors que les mots du yukaï prenaient lentement leur sens. Lorsqu'il comprit qu'il était réellement en sécurité, il tourna le visage vers Ankem'Nashitar, un peu hébété, puis regarda le nouvel arrivant avec une curiosité non-feinte. L'Artémis était vêtu d'une combinaison moulante grise très pâle, de bottes montant à mi-mollets blanches et sa chevelure orangée était entièrement tressée et retenu en chignon sur sa nuque. Ses quatre yeux étaient uniformément jaunes, presque ambrés, et il n'arborait aucun tatouage. Sa taille atteignait les deux mètres-quinze environ, mais il était loin de posséder la stature et la puissance d'Ankem'Nashitar. Son expression était neutre au premier coup d'œil, mais Nëss détecta un sourire à peine esquissé à la commissure de ses lèvres.
– Je suis Kyris'Torgall, du clan d'Astragon.
– Je… Nëss, se présenta l'humain.
Il n'avait toujours pas cherché à se défaire de la prise du jabay et ce dernier le gardait contre lui, presque sur ses genoux, avec une expression de satisfaction frôlant le contentement.
– Seulement Nëss?
– Nëssiah, mais je préfère Nëss.
– Très bien, Nëss. As-tu faim?
– Je meurs de faim! S'enthousiasma l'humain qui reprit sa place dès que le repas fut posé sur la table.
Il fronça les sourcils, cependant, devant le plat. Il s'agissait d'une galette de couleur brune, froide, ressemblant à de la pâte cuite, accompagné d'un verre d'eau.
– Qu'est-ce que c'est?
– Goûte.
– Je risque une allergie alimentaire?
– Tu ne risques rien.
– Et je la mange comment?
Ankem'Nashitar prit la galette entre ses doigts et fit mine de la porter à sa bouche avant de la reposer.
– Pas d'ustensiles?
– Non. Mange, avant que la faim ne soit trop forte.
Réticent, Nëss s'empara de la galette et la porta à sa bouche avant de prendre une bouchée. Elle était croustillante à l'extérieur, mais moelleuse comme du pain chaud à l'intérieur. Dans sa bouche, elle prenait la consistance d'une pâte de haricots rouge. Le goût était doux et légèrement piquant et la portion suffit à le combler sans excéder sa faim réelle. Il vida le verre d'eau puis poussa un soupir de contentement.
Lorsque Kyris lui tendit une petite lingette humide, il la prit en rougissant, réalisant que les deux Artémis l'avaient observé dévorer son repas.
– Désolé, s'excusa-t-il. Lore disait toujours que j'avais le comportement d'un goinfre, à la table.
– Un goinfre?
– Mmm, réfléchit le jeune homme. Quelqu'un qui n'a pas de bonnes manières pendant un repas.
Cela fit rire les deux yukaï.
– Il faudra effectivement travailler sur cet aspect, réfléchit le jabay après avoir regagné son sérieux. Pour l'instant, toutefois, la priorité est de te faire reprendre un peu de poids. Je peux sentir tes côtes sous mes doigts et je n'aime pas te savoir si maigre.
Il tâta le corps du jeune homme, sentant sous ses doigts le relief des os de sa colonne vertébrale, puis de ses hanches trop saillantes. L'humain se tendit, une légère rougeur sur ses joues, et jeta un regard furtif en direction de Kyris qui se tenait toujours un pas derrière eux, dans le plus parfait silence.
– Tu devras t'habituer à la présence de Kyris, lui chuchota le yukaï sans cesser d'effleurer son corps, suivant la ligne de ses clavicules. Kyris est mon Ombre.
– Ce qui veut dire?
– Il est là lorsque j'ai besoin de lui.
– Comme un serviteur?
– Non, Kyris n'est pas un serviteur. Il assure ma sécurité et celle de mes proches, me sert les repas lorsque j'ai faim, voit à ce que mes biens restent en ma possession. Il est aussi mon ami le plus proche et le plus fidèle.
– Ho! Ça en fait, des responsabilités.
– J'ai été formé dès ma naissance à accomplir ces tâches, souffla Kyris en souriant. Servir jabay Nashitar est un honneur.
Ne sachant que répondre à cela, déstabilisé par le dévouement de l'Ombre, il hocha simplement la tête et baissa les yeux.
– Maintenant que tu as mangé à ta faim et que tu as bu à ta soif, je vais te conduire à tes nouveaux quartiers, lui dit Ankem'Nashitar.
– Ça n'était pas ma chambre?
– Non, ce n'était qu'une chambre d'introduction. Et sachant que tu acceptes déjà facilement mon toucher, je ne vois pas pourquoi je devrais te garder isolé dans la pièce où tu te trouvais. Tu vas prendre tes quartiers avec moi.
– Avec vous?
– Tu m'appartiens, après tout. Il serait inconvenant que tu loges avec les autres humains en rééducation alors que tu es ma possession et non celle de mon clan.
– Mais… Je veux dire, je comprendrais que vous préfériez avoir quelqu'un d'autre. Parce qu'en fait, vous ne pensiez pas réellement à moi quand vous m'avez trouvé et ce serait logique que…
– Tu t'inquiètes que je ne te trouve pas attirant?
– Pas… Pas vraiment, non! Juste que…
Son embarras déclencha un rire puissant chez le jabay alors que l'Ombre souriait, sans retenue, cette fois. Nëss se demanda ce qu'il y avait de drôle à la situation. Avait-il dit quelque chose de stupide? Contrarié, il se rembrunit, fronçant les sourcils et s'éloignant de quelques centimètres de l'Artémis.
– Je ne vois pas du tout ce qui est amusant!
– Je suis l'espèce étrangère sur ta planète et je suis celui qui compte te posséder et tu t'inquiètes de ne pas me plaire, voilà ce qui m'amuse. Tu n'es pas un fardeau, Nëssiah, si c'est à cela que tu penses. Si tu n'avais pas éveillé mon intérêt, nous ne serions pas assis côte à côte à discuter de tout ceci.
– Ha…
– L'espèce humaine est encore jeune et se limite encore à la couleur de la peau ou au sexe. La mienne voyage dans les étoiles depuis des millénaires. Nous avons vu plus de différences que tu ne pourrais l'imaginer. Nous avons cessé depuis longtemps de ressentir de la répulsion face aux races étrangères. Bien au contraire, ce qui motive mon clan, c'est la rareté.
– Donc si j'avais eu des tentacules, la peau gluante et une douzaine d'yeux, j'aurais été attirant?
– Nous n'aurions même pas été en mesure de nous comprendre, pouffa Ankem'Nashitar.
– Parce que ça existe? S'écria Nëss.
– Je me tiens devant toi et nous conversons dans ta langue maternelle. Pensais-tu que l'humanité avait un jour imaginé qu'une telle situation puisse se produire?
– Non…
– Et pourtant, je suis devant toi.
Le jeune homme hocha la tête, sourcils froncés, concentrés sur ses paroles. Le jabay ressentit une bouffée d'affection pour cet humain qui buvait ses paroles avec une réelle ouverture d'esprit. Docile et curieux, juste assez revêche pour pimenter leur discussion, et sa constitution harmonieuse lui promettait beaucoup de plaisirs prochains.
– Ne te fie jamais à ce que tu crois possible ou non. La Terre n'est plus une planète isolée, Nëssiah. L'humanité va découvrir que la diversité technologique et biologique est pratiquement infinie.
Un bâillement du jeune homme convainquit Ankem'Nashitar que son humain avait vécu bien assez d'émotions pour la journée. Il se leva donc, imité par Nëssiah de façon beaucoup plus maladroite, et dans un geste qui lui était familier en tant que jabay, entoura des mains la nuque délicate du garçon pour l'inciter au calme, alors qu'il l'avait senti se tendre face à son mouvement. Ses mains couvraient pratiquement toutes ses épaules et il trouva attendrissant de posséder une créature aussi délicate. Les humains étaient si fragiles, si jeunes… Encore des enfants naïfs face à ce qui les entouraient. Ils n'avaient pas conscience de leurs faiblesses et c'était ce qui les rendait si intrigants. Sous ses mains, Nessiah s'immobilisa avant de tourner légèrement le visage vers lui, comme pour s'assurer qu'il n'avait pas commis une faute quelconque. Alors le Yukaï lui sourit et lui intima le mouvement de se retourner avant de se pencher pour prendre ses lèvres entre les siennes. Le jeune homme se figea complètement, statufié, les yeux grands ouverts.
– N'est-ce pas ainsi que les humains font?
– O-Oui…
– Pourquoi es-tu si surpris, dans ce cas?
– Je… Un baiser se donner entre amoureux. Enfin, pas qu'entre amoureux, mais c'est… c'est intime. Ça démontre de l'affection ou du désir.
– Et selon toi, je ne ressens ni l'un, ni l'autre pour toi?
– Heu…
– Tu m'appartiens, Nëssiah. J'ai choisi de te garder parce que ton corps est compatible au mien et parce que tu attises ma curiosité.
– Et… Donc…
– Donc, je chéris ce qui est à moi. J'ai promis de te protéger et de veiller sur toi. Cela inclus de m'assurer que tu te sentes bien auprès de moi et de te donner ce dont tu as besoin pour que tu puisses t'épanouir. En échange de ton bien être, tu t'es donné à moi et tu as accepté de te soumettre.
– Oui…
– Alors dis-le, que ces mots soient ancrés dans ton esprit.
– Je… Je me suis donné.
– Tu t'es donné, oui. À qui appartiens-tu?
Nëss se mordit furieusement les lèvres de colère, refusant d'obéir. Cette montée de rébellion était aussi soudaine qu'inattendue. Il avait honte! Honte de se sentir faible face à l'Artémis. Honte de sa vulnérabilité. Honte d'admettre qu'il lui serait tellement plus facile de lâcher prise, une bonne fois pour toute… Honte de souhaiter faire confiance à l'ennemi. Honte d'éprouver une montée de désir alors que ses mains caressaient sa nuque… Ses mains immenses, douces et puissantes… Il soupira et le son de l'air s'échappant d'entre ses lèvres lui fit réaliser qu'il avait fermé les yeux et arqué le cou vers l'arrière. Dans un cri, il recula d'un pas, repoussant le toucher si apaisant d'Ankem'Nashitar qui l'observait, une pointe de déception dans le regard.
– Ce sont vos phéromones! L'accusa Nëss. Je ne sais pas ce que vous faites, mais arrêtez ça!
– Arrêter quoi, Nëssiah?
– De… De jouer avec moi!
– Je ne joue pas, petit humain.
– Menteur! Vous faites ce truc avec vos phéromones et ça me rend bizarre! Depuis le début! Autrement, je n'aurais jamais… Je…
– Je comprends ta peur, et de ton point de vue, elle est justifiée. Je t'avais prévenu que mes phéromones pouvaient influer sur tes humeurs et tes envies et il est normal de te sentir manipulé. Serais-tu plus rassuré si je te disais que les Yukaï ont cet effet entre eux également? C'est une partie de nous avec laquelle nous vivons quotidiennement. D'un Yukaï à l'autre, l'influence des phéromones peut varier selon les compatibilités. Les miennes t'affectent ainsi parce que ta biochimie est en accord avec la mienne. Néanmoins, ce que tu ressens, ton envie de te soumettre, est réelle, parce que c'est dans ta nature, de rechercher la protection de quelqu'un de plus fort. Cela ne fait pas de toi quelqu'un de faible. Cela fait de toi une personne qui vit avec ce que la nature lui a donné. Un oiseau ne pourra jamais respirer sous l'eau et un poisson ne pourra jamais voler. Tu es ce que tu es et plus vite tu l'accepteras, plus vite tu cesseras de te torturer l'esprit avec des principes de vie qui n'ont plus lieu d'être, lui asséna-t-il avec dureté.
– Je ne peux pas trahir les miens!
Il pleurait, à présent, reculé contre un mur dans une posture défensive sous l'assaut verbal du yukaï qui avait élevé la voix afin d'étouffer dans l'œuf une potentielle crise de colère. Ankem'Nashitar vit dans cette parodie de rébellion le dernier nœud à défaire, la dernière barrière à abaisser, et il serait à lui. Il n'avait simplement pas encore accepté de trancher les liens tronqués de sa loyauté envers sa race.
– Tu n'as pas à être fidèle à l'humanité, Nëssiah. Tu es avec moi, dans une colonie yukaï. Tu n'es plus dans le campement de ceux qui t'ont battu avant de te laisser pour mort! Tu n'as plus personne à craindre, ici. Tu n'as aucun moyen de fuir, aucun moyen de te battre… Je te l'ai dit, petit humain Plus vite tu accepteras ce que tu es, mieux tu te porteras. Tu n'as pas à culpabiliser d'avoir renoncé à ta liberté, parce qu'aucun humain n'est là pour te juger ou te reprocher d'être mien.
– Je vous déteste… Souffla le jeune homme en se laissant lentement glisser le long du mur, bras croisés sur son ventre, genoux remontés vers son thorax.
– Tu voudrais me détester, mais tu sais que je suis la seule personne qui puisse te donner ce dont tu as réellement besoin. Alors dis-le. À qui appartiens-tu?
– Je ne le dirai pas…
Le jabay sourit face à sa réponse boudeuse. Il était prêt à renoncer, il voulait renoncer, mais sa résistance prouvait qu'il espérait être forcé et ainsi, il pourrait se dire qu'il n'avait pas réellement donné sa reddition… Il ne le laisserait pas avoir de telles pensées. Il le voulait entièrement et tant qu'il ne prononcerait pas de lui-même les mots qui l'enchaîneraient à lui, il se ferait patient et inflexible.
– Regarde autour de toi, Nëssiah. Que vois-tu?
L'humain releva aussitôt les yeux, inconscient qu'il venait de lui obéir, pour observer son environnement.
– Des tables, des murs blancs, des chaises blanches… Que du blanc.
– Et ces objets te semblent normaux?
– Bien sûr que non! Les murs s'éclairent d'eux-mêmes et il n'y a pas de porte alors que je sais parfaitement que la sortie se trouve là-bas, dit-il en pointant agressivement le fond de la salle, et que ce putain de mur va disparaître pour nous laisser sortir!
– Exactement. Tu es entouré d'une technologie que tu ne comprends pas. Tu es dans un monde qui t'est étranger. Alors dis-moi… à quoi te servent tes croyances humaines et ta loyauté envers l'humanité, ici?
Le regard que lui jeta l'humain fut un mélange de rancœur et de douleur. Il s'en voulut de le faire souffrir, mais il devait comprendre que les convictions auxquelles s'attachaient encore les siens n'étaient que des souvenirs d'une époque depuis longtemps révolue. La Terre ne serait plus jamais la même. Nëssiah détourna le regard et ses épaules se remirent à trembler, alors qu'il sanglotait silencieusement. Ankem'Nashitar s'accroupit et délicatement, glissa un doigt sous son menton pour l'obliger à lui faire face.
– Nëssiah, tu te fais du mal inutilement.
Le jeune homme se mordit la lèvre, s'essuya le nez d'un revers de manche en reniflant, puis plongea ses prunelles dans les yeux cristallins du Yukaï.
– Je voulais lui faire honneur, dit-il. Parce qu'elle rêvait de retrouver une vie normale…
– Et tu as bien combattu. Ta sœur serait fière de toi. Mais le combat est terminé pour toi, petit humain. Tu peux te reposer, maintenant. Comprends-tu?
Il reçut un hochement de tête, puis se mordilla les lèvres, non pas pour retenir une émotion trop forte à gérer, mais parce qu'il était enfin prêt à le dire. Sa gestuelle parlait pour lui et le jabay comprit qu'il n'y aurait plus jamais de remise en question.
– À qui appartiens-tu, Nëssiah? Demanda-t-il en encadrant son visage de ses paumes.
Le jeune humain le fixa avec un air suppliant mêlé d'espoir, ses yeux encore rougis et gonflés par les larmes.
– Je t'appartiens, murmura-t-il.
Le jabay sourit puis reprit ses lèvres tendrement, presque chastement, et ce fut le jeune homme qui entrouvrit la bouche et qui, timidement, pointa le bout de sa langue rosée pour goûter le yukaï, comme s'il cherchait le pardon au travers de ce baiser. Ankem'Nashitar le récompensa d'une caresse sur la nuque, puis trop rapidement pour que son humain le réalise, glissa ses bras sous lui et le souleva, le collant contre son torse. Nëssiah poussa un cri de surprise et se raccrocha instinctivement à son cou, par peur de chuter.
– Au lit, maintenant! Tu as eu une journée éprouvante.
– Vous m'en voudriez si je vous disais que mon cerveau ne pense à rien d'autre qu'à dormir? Souffla Nëss d'une voix pâteuse en laissant retomber son front contre le torse du jabay.
– Non, petit humain. Tu as bien combattu et je suis fier de toi, mais maintenant, tu peux dormir en paix. Je veille sur toi.
Il baissa les yeux sur le jeune homme, puis retint un rire amusé en le voyant profondément endormi, la bouche entrouverte.