Bonjour à tous ! Voici aujourd'hui enfin le dernier chapitre de La Douceur de la soie, l'épilogue de l'histoire. J'espère qu'il vous plaira !

Je tiens à remercier encore une fois tous ceux qui m'ont laissé des reviews tout au long de l'histoire, elles m'ont toujours fait très plaisir.

Bonne lecture !


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Le vernissage de l'exposition « Restore Hope » s'est tenu deux semaines après le shooting, dans le hall du gratte-ciel de la maison Conti. J'avais beaucoup appréhendé ce jour où les photos allaient être dévoilées au public. Laurent n'avait pas voulu que je les regarde avant le jour du vernissage et jusqu'à présent, il avait été le seul à avoir eu connaissance du résultat final. Il prétendait me faire une surprise, mais quelle était ce genre de surprise, alors que je ne m'attendais qu'à voir mon corps et de mes cicatrices, de ce visage marqué à vie. Laurent me trouvait certainement beau sur ces clichés, mais une fois de plus, ce n'était pas de sa réaction que j'avais peur mais bien de celle des gens, de toute personne n'étant pas le grand patron de la plus grande maison de couture New Yorkaise.

Toutes ces réflexions n'avaient cessées de me hanter les jours précédant le vernissage. C'est avec une boule au ventre que je me suis rendu au siège de Conti, ne pouvant pas m'empêcher de me ronger les ongles durant le trajet. J'ai pourtant été rassuré à l'instant même où j'ai pénétré dans le hall, décoré pour l'occasion, comme pour le jour du gala annuel. Les photographies étaient soigneusement fixées sur les murs et quelques panneaux qui expliquaient la genèse du projet, et ses motivations étaient disposés çà et là. Alors que je parcourais les clichés, je n'ai pu que constater que mes craintes étaient infondées. Ricardo avait, pour moi comme pour les autres modèles, sublimé nos cicatrices, celles qu'en temps normal nous ne voulions pas montrer.

— Alors, ça te plaît ? s'est soudain exclamée une voix derrière moi.

Absorbé par la contemplation de l'une des photographies représentant une femme dont une partie du visage avait été brûlé, j'ai légèrement sursauté et je me suis tourné. Laurent se tenait devant moi, un sourire bienveillant aux lèvres. Je ne l'avais pas entendu approcher, et j'ignorais même qu'il était déjà ici. Son costume et son nœud papillon bleu marine étaient assortis à la couleur de la monture de ses lunettes. Mon cœur a fait un bond. Il était plus beau que jamais.

— Oui… Enfin, je veux dire, c'est magnifique, vraiment.

Le sourire du styliste s'est agrandi.

— Tu vois, je te l'avais dit que ce serait une bonne surprise. Tu ne voulais pas me croire.

— Hmm, hmm… ai-je répondu, ne voulant pas admettre qu'il avait raison.

Il s'est approché un peu plus de moi et a déposé un tendre baiser sur mes lèvres. Sans trop réfléchir, je l'ai attrapé par la manche alors qu'il se reculait et je l'ai serré contre moi. Ce n'était pas trop pratique à cause de ma béquille que je ne savais pas trop où mettre durant notre étreinte, mais on est resté un moment comme ça. On s'en fichait du reste, du monde. Après tout, la salle était encore vide. Le public qui avait été convié n'arriverait dans un petit moment. J'ai fini de faire le tour des photographies en compagnie de mon bien-aimé. Puis, celui-ci m'a indiqué un endroit où m'asseoir en attendant que la soirée ne commence.

Finalement, le hall s'est rempli petit à petit. Tout le monde était sur son trente-et-un. On aurait dit une soirée mondaine, de celles à laquelle il m'avait été donné de participer pour le Nouvel An. La plupart des invités étaient des connaissances à Laurent, mais j'ai reconnu aussi des mannequins de la maison et quelques journalistes. J'ai aperçu Ricardo, son sourire chaleureux ainsi que sa barbe et ses cheveux grisonnants, au milieu de la foule. Cependant, contrairement à cette soirée du Nouvel An, il n'y avait pas de trace de Simon Harper, ni de Jay Hawkins. J'ai ri intérieurement en me disant que ça aurait été le monde à l'envers si Laurent avait invité ces deux-là.

Le styliste ne m'a pas lâché d'une semelle alors que nous naviguions de petits groupes en petits groupes pour échanger au moins un mot avec chacune des personnes présentes. Je parlais encore et encore de l'exposition, mais aussi de mes projets pour la suite. Je mettais en pratique ce que j'avais appris en observant Laurent lors de ce genre de soirées. J'essayais de reproduire son aisance naturelle, son sourire convainquant face à des gens dont je peinais à me souvenir leur avoir une seule fois adressé la parole. J'avais tendance à me dire que je n'étais pas aussi doué que lui dans cet exercice, mais le regard empli d'amour que l'homme aux boucles dorées posait sur moi me rassurait.

Cela faisait une petite heure que le vernissage battait son plein quand mes amis se sont avancés vers nous. Evidemment, Savana et Dan avaient été conviés. Je n'aurais jamais imaginé cet évènement se faire sans eux.

— Ces photos sont sublimes, Andy, tout comme le modèle il faut croire, s'est exclamée la jeune fille, une coupe de champagne à la main.

J'ai aperçu du coin de l'œil Laurent esquisser un sourire à l'entente de ces paroles. Il se tenait toujours près de moi et n'avais pas lâché mon bras qui ne s'appuyait pas sur ma béquille.

— C'est vrai qu'il n'y a rien à redire, que ce soit du point de vue technique ou artistique, a ajouté Dan, et je reconnaissais là son regard aiguisé de photographe.

— Il s'agit de l'œuvre de Ricardo, ce n'est pas du travail d'amateur.

— Il n'y a pas à dire, ce mec-là a vraiment du talent, a soupiré l'apprenti photographe d'un air admiratif.

— Et un jour, tu seras à sa place, n'en doute pas, lui ai-je affirmé.

Pour toute réponse, Dan m'a souri. Pour l'instant, il était toujours le stagiaire du photographe culte de la maison Conti. Son statut n'avait pas évolué ces derniers mois mais j'étais persuadé qu'il avait les compétences nécessaires pour succéder à Ricardo lorsque ce dernier prendrait sa retraite. Il fallait ajouter à cela l'estime toute particulière que lui vouait le vieil homme.

— Pour fêter cette réussite, je propose qu'on aille manger dans un petit restaurant sympa après, a annoncé Dan en passant un bras autour de mon cou.

Laurent et moi avons approuvé avec vigueur. Mon estomac gargouillait et ce n'était pas les petits fours proposés en amuse-bouche ni ma coupe de champagne, qui allait le satisfaire. Savana, quant à elle, n'a pas répondu. Mais je ne m'en suis pas inquiété, j'ai imaginé qu'elle devait être d'accord.

Le créateur de mode m'a de nouveau entraîné à travers les groupes de personnes qui se formaient au grès des discussions, non sans nous ravitailler auparavant en petits fours. Les mondanités ont pu recommencer. Nous avons perdu de vue mes amis, mais je ne m'en suis pas soucier que cela, en sachant que nous devrions nous retrouver à la fin du vernissage. On ne tarissait pas d'éloges sur mes clichés, ainsi que sur l'initiative du projet. Cela me mettait un peu mal à l'aise puisqu'au final, je n'avais pas fait beaucoup plus que poser devant l'objectif. Autrement, c'était Laurent qui avait eu l'idée de cette campagne et en avait organisé une bonne partie, tandis qu'il revenait à Ricardo le mérite d'avoir su sublimer nos corps meurtris, de les avoir transformés en œuvre d'art. Mais je devais avouer que cela faisait tout de même du bien de recevoir quelques compliments qui avaient fait mon succès avant mon accident. Une fois de plus, je ne pouvais que constater qu'au final, peu de choses avaient réellement changées.

Lorsqu'enfin, la salle a commencé à se vider, nous en avons conclu qu'il serait peut-être temps de nous éclipser. Mon meilleur ami nous a rejoint à ce moment-là.

— Quelqu'un sait où est Savana ? a questionné Dan.

Mon bien-aimé et moi avons répondu par la négative.

— Elle a dû trouver quelqu'un avec qui papoter, elle ne doit pas être très loin, j'ai suggéré.

— Oui, certainement, a approuvé mon meilleur ami.

— Ça t'embêterais d'aller la chercher ? Parce que moi…

J'ai indiqué ma béquille en laissant ma phrase en suspens. Cela devait faire pas loin de deux heures que nous déambulions entre les invités et je ne m'étais très peu assis. Mes hanches commençaient à me tirer. Mais il fallait relativiser, puisque quelques mois en arrière, je n'aurais pas été capable de me tenir ne serait-ce que debout.

— Oui, oui, pas de problème.

Mon meilleur ami a disparu dans la foule tandis que Laurent se tournait vers moi. Il avait l'air inquiet.

— Ça ne va pas ?

— Si,si, ! C'est juste que ça fait longtemps que je suis debout et…

Je n'ai pas eu le temps de finir ma phrase que le styliste me conduisait vers l'un des sièges pour m'y installer. J'ai souri comme un idiot devant sa sollicitude. Le styliste ne s'est pas assis mais est resté près de moi. Il avait glissé une main dans mes cheveux et les caressait doucement. Je me suis appuyé contre sa hanche et j'ai fermé les yeux. Le vernissage m'avait épuisé. Quelque chose me disait que je n'allais pas faire long feu une fois rentré chez moi. Une folle nuit d'amour avec Laurent ne serait certainement pas pour ce soir.

Dan est revenu vers nous au bout d'une dizaine de minutes.

— Elle est introuvable ! J'ai cherché partout, vraiment, j'ai même attendu plusieurs minutes devant les toilettes au cas où elle y serait allée. Si elle avait encore été là, je l'aurais forcément aperçue. Elle est partie, je ne vois pas d'autre possibilités.

J'ai jeté un coup d'œil à mon bien-aimé, perplexe.

— Mais comment ça se fait ? Elle était bien au courant qu'on devait manger ensemble après ça.

Dan a haussé les épaules.

— Je ne sais pas… Mais je trouve qu'elle agit étrangement ces derniers temps, comme si elle cherchait à nous éviter. Andy, elle t'a dit quelque chose de spécial ?

J'ai repensé à notre conversation, qui remontait à quelques mois déjà, quatre ou cinq peut-être. J'ai repensé à ses confidences sur l'anorexie, sa stérilité. Depuis, le sujet n'ait plus été abordé entre nous. Elle ne m'en avait plus parlé et je ne l'avais pas fait non plus, de peur de remuer le couteau dans la plaie. Ça ne pouvait pas être ça… J'étais peut-être l'un des seuls de son entourage à New-York à être au courant, alors elle me l'aurait forcément dit si quelque chose la tourmentait.

J'ai secoué la tête négativement en réponse à la question de mon meilleur ami. Evidemment, je ne pouvais rien lui dire à propos des réflexions qui avaient traversées mon esprit.

— Et à toi Dan ?

— Oh moi, tu sais, je suis encore et toujours dans la friendzone, alors pour les confidences, je crois que je peux repasser, a-t-il fait en haussant les épaules

J'ai fait la moue.

— Que fait-on alors ? est intervenu Laurent.

— On a qu'à y aller, ça ne sert à rien de rester ici alors que Savana n'y est pas, de toute évidence.

Dan a acquiescé, même si je distinguais une lueur de déception dans ses yeux. Il y avait fort à parier qu'il comptait beaucoup sur cette soirée pour passer un peu de temps en compagnie de la jeune modèle. Malheureusement, il faudrait qu'il reporte ça à une autre fois.

Nous sommes sortis dans la fraîche nuit New Yorkaise. Si les journées étaient chaudes, en ce début du mois de juillet, on supportait bien la veste de costume une fois la nuit tombée. J'ai attrapé le bras de mon bien-aimé avant de me pelotonner contre lui. Nous sommes entrés dans un fast food, désert vu l'heure tardive. Nous avons rapidement été servis et, installé à une table, nous avons englouti nos burgers.

Laurent a tenu à nous raccompagner et j'ai reconnu là un prétexte pour passer quelques minutes de plus en ma compagnie. Le trajet du retour s'est effectué dans le calme. J'avais posé ma tête sur l'épaule de Laurent, par habitude, et la fatigue commençait à me rattraper. Nous sommes arrivés un peu plus tard devant notre appartement, à Dan et moi. Mon meilleur ami a salué Laurent avant de s'éclipser. Quant à nous, nous avons mis un peu plus de temps à nous dire au revoir. Le styliste ne resterait pas dormir avec moi cette nuit. Il devait être de bonne heure au bureau le lendemain et ce serait plus pratique pour lui de dormir chez lui, en plein cœur de Manhattan, plutôt que de traverser la ville et les bouchons à huit heures du matin. Même si nous savions que nous allions nous revoir dans quelques heures à peine puisque, comme chaque jour désormais je passais mes journées à son bureau, se lâcher était difficile. Finalement, après trois baisers de plus, Laurent s'est résigné à se diriger vers l'ascenseur. Lorsque je suis entré dans l'appartement, Dan s'était déjà installé devant la télévision. Il était encore loin d'aller se coucher puisqu'en général, il ne dormait jamais avant deux heures du matin. Je lui ai souhaité une bonne nuit avant de rejoindre ma chambre. Il ne m'en a pas fallu beaucoup pour que je m'endorme.

Le lendemain matin, je me suis préparé avec enthousiasme, ravi à l'idée de revoir l'homme de ma vie. Comme avant, je me suis attardé dans la salle de bain, prenant soin de ma tenue et de ma coiffure, faisant râler au passage Dan qui voulait prendre une douche. Une heure et demie après m'être levé, j'ai quitté l'appartement, appuyé comme toujours sur ma béquille. Reprenant mes vieilles habitudes, j'ai marché vers la station de métro, située à deux rues de notre immeuble, tout en m'accordant des pauses régulières. Je mettrais certainement plus de temps qu'avant pour arriver jusqu'au siège de Conti et peut-être que la flemme me pousserait à demander à mon bien-aimé s'il ne pouvait pas m'envoyer son chauffeur personnel les jours suivant, mais je tenais à le faire cette fois-là. Je voulais me prouver que j'en étais encore capable.

En sortant de la bouche de métro, j'ai pris une grande inspiration, profitant du soleil qui frappait déjà fort en ce début de matinée New Yorkaise. J'ai repris ma marche en direction du siège de Conti. L'immeuble se dressait, fier, au milieu de tous les autres. Sa forme quasiment pyramidale lui donnait l'impression de transpercer le ciel, de défier la Nature dans une forme d'arrogante démesure. L'image de Laurent est venue se superposer à celle du bâtiment dans mon esprit. Et si la comparaison paraissait un peu hasardeuse au départ, elle n'était pas si stupide que cela. Je me suis dit que le gratte-ciel était fidèle à l'image que l'on se faisait de son propriétaire au premier abord. Ce charisme incontestable, inégalable et inaccessible s'illustrait dans l'architecture. Une fois de plus, je n'étais pas peu fier d'avoir réussi à combler cette apparente distance entre le styliste et moi, de l'avoir amené à me révéler une autre partie de lui-même. Plus intime, plus humaine, plus tendre aussi. A chaque fois que le siège de la maison Conti apparaissait devant moi, un puissant sentiment d'orgueil s'emparait de moi et me remémorait que le maître en ces lieux était mien de la même manière que j'étais désormais sien aussi longtemps qu'il voudrait de moi.

J'ai pénétré quelques minutes plus tard dans le hall du fameux gratte-ciel. Les photographies n'avaient pas bougées de place depuis la veille au soir. Je me suis surpris à les contempler de nouveau, particulièrement celles sur lesquelles les autres modèles avaient posés. Tous étaient si différents. Personne n'avait la même histoire, le même handicap, mais au fond, tous étaient semblable, plus magnifiques les uns que les autres. Je pouvais me reconnaître en chacun des portraits, comme si je n'étais retrouvé devant un miroir. Je reconnaissais la souffrance physique, et celle, plus insidieuse, psychologique. Je reconnaissais la douleur des séances de rééducation et l'espoir généré par les progrès accomplis. Mais par-dessus tout, je reconnaissais là, dans chacun des visages figés sur le papier glacé, cette envie d'aller de l'avant, de dépasser cette condition dans laquelle le destin nous avait enfermés malgré nous. Cette rage de vivre que j'avais perdue des semaines durant et que j'avais finie par retrouver. Grâce à l'amour de mes proches et de Laurent. Oui, décidément, nous n'étions pas si différents les un des autres.

Un éclat blond dans mon champ de vision a soudain interrompu mes tribulations. Savana était en train de traverser le hall d'un pas rapide. Me débrouillant pour avancer aussi vite que je pouvais avec ma béquille, je l'ai interpellée.

— Savana !

La jeune femme s'est arrêtée pour se tourne dans ma direction. Lorsque je suis arrivé à son niveau, légèrement essoufflé, j'ai compris qu'elle ne l'avait pas fait de gaieté de cœur.

— Où étais-tu passée hier soir ? On était censé manger tous ensemble…

— Oh oui, c'est vrai. Je ne me sentais pas très bien alors je suis rentrée, a-t-elle répondu nonchalamment.

— Tu aurais pu nous prévenir, on t'a cherchée partout, ai-je fait sur un ton de léger reproche.

— Vous étiez occupés avec Laurent, je ne voulais pas vous déranger. Et je ne savais pas où était parti Dan.

Savana a esquissé un mouvement pour se détourner mais je l'ai rattrapée in extremis par le bras.

— Et les portables, ça existe, non ?

— Ecoute, Andy, j'étais épuisée et je ne voulais qu'une chose, c'était rentrer chez moi, alors excuse-moi de ne pas avoir pensé à vous envoyer un message.

J'ai soupiré. Je sentais qu'elle n'avait pas franchement envie de me parler et qu'elle n'attendait qu'une occasion pour pouvoir se soustraire à ma présence et continuer son chemin. J'hésitais entre la laisser tranquille ou insister pour tenter d'obtenir plus d'explications.

— Tu es sûre que ça va ? ai-je finalement lâché.

Nos regards se sont croisés un instant avant que la jeune mannequin ne rompe le contact visuel. Elle a semblé hésiter dans sa réponse, comme si elle pesait chacun de ses mots. Je pense qu'elle avait compris que je ne me contenterais pas d'un simple « Ça va » et que derrière ma question sous-tendait la crainte de la voir replonger dans ses démons. Même si ma raison tentait de me persuader que ce n'était pas possible, au fond de moi, je n'arrivais pas à me débarrasser de cette inquiétude.

— Oui, je… Je suis juste un peu fatiguée en ce moment. Mais je vais bien, ne t'en fais pas.

Elle a appuyé ses paroles d'un petit sourire assez sincère pour me convaincre. J'ai compris que je n'aurais rien de plus aujourd'hui. J'ai abdiqué, j'ai lâché son bras. Savana a tourné les talons. Je l'ai regardée s'éloigner et le poids de l'impuissance m'est tombé d'un coup sur les épaules. Soudain, elle me paraissait tellement lointaine, tellement inaccessible. Je lui avais parlé à peine quelques secondes plus tôt, mais j'avais l'impression que la jeune femme se trouvait dans une autre galaxie, hors d'atteinte. Je savais que quelque chose clochait chez la jeune fille, elle n'était pas comme d'habitude, son joli sourire était bien plus pâle que d'habitude. Je ne pouvais que me faire du souci pour elle au vu des blessures qu'elle tentait désespérément de cacher aux yeux du monde. Mais comment pouvais-je faire si elle avait de nouveau revêtu sa carapace et prétendait que tout allait bien ?

Je me suis rendu compte que j'étais resté beaucoup trop de temps planté au milieu du hall lorsque j'ai senti des regards curieux se poser sur moi. Lentement, j'ai repris ma marche pour monter au bureau de Laurent, m'efforçant de faire abstraction de mes interrogations au sujet de Savana. Je suis passé devant Gloria et, comme à mon habitude, je lui ai fait un petit signe de la main accompagné d'un sourire. J'ai poussé la porte menant au bureau. Laurent était assis à sa table de travail et lunettes sur le nez, il était en train d'examiner un tas de papiers. Je me suis avancé vers lui pour l'embrasser. Quand je me suis reculé, le créateur de mode arborait un sourire resplendissant.

— Comment ça va depuis hier soir, chéri ? s'est enquis l'élu de mon cœur.

— Plutôt bien, ai-je répondu machinalement, avant de me souvenir de ma rencontre dans le hall.

Je me suis dirigé vers la chaise libre de l'autre côté du bureau pour me laisser tomber dessus et j'ai déposé ma béquille sur le sol. Je me suis demandé un instant si je devais lui relater ma rencontre avec la modèle avant de réaliser que ma question intérieure était stupide.

—J'ai croisé Savana en arrivant, l'ai-je informé.

Laurent a haussé un sourcil.

— Elle t'a dit pourquoi elle est partie sans explications hier soir ?

J'ai haussé les épaules.

— Pas vraiment. Enfin si, mais ses excuses ne tiennent pas tellement la route.

— Dan avait raison alors, en disant qu'elle agit étrangement ces derniers temps ?

— Je ne sais pas, sûrement, ai-je fait en baissant les yeux vers mes mains.

J'ai senti que je m'aventurais vers un terrain glissant. Je devais être prudent pour ne pas trop en dire au styliste. Il y avait des choses que Savana ne me pardonnerait jamais si je les confiant à mon bien-aimé. Laurent s'est levé pour aller s'appuyer devant son bureau, juste face à ma chaise.

— Ne t'en fait pas trop pour l'instant, d'accord ? Elle a peut-être une petite baisse de régime et besoin de souffler.

J'ai hoché la tête tout en me promettant de garder un œil sur Savana. Hors de question de me complaindre dans l'impuissance qui m'avait envahie plusieurs minutes auparavant. Le styliste a balayé le sujet d'un revers de la main et a enchaîné sur autre chose.

— J'ai reçu une demande d'interview pour toi. Le New York Times, pour demain matin. 9'est du sérieux.

— Super ! Tu viendras avec moi ?

Laurent a fait la moue.

— Cela aurait été avec plaisir mais j'ai une réunion demain à cette heure-ci.

— Oh… D'accord, c'est pas grave, j'irais seul dans ce cas, ai-je souri.

Laurent avait sa maison de couture à faire tourner et il m'avait délégué la mission d'assurer la promotion de l'exposition, et pourquoi pas de l'étendre à d'autres villes des Etats-Unis. Je prenais ce travail très à cœur. Au moins, j'étais occupé en attendant de devenir officiellement un des assistants de Laurent, et je ne restais pas à l'appartement en tournant en rond. Ça m'occupait l'esprit.

Mon amant est venu se placer derrière moi et a posé ses mains sur mes épaules pour me les masser. J'ai fermé les yeux, apaisé. Il a attendu quelques instants avant de reprendre.

— Et aussi, je sais qu'il y a eu la préparation de l'exposition, le stress du vernissage et tout ça… Mais dis-moi, est-ce que tu as eu le temps de jeter un coup d'œil aux profils des prétendants à la place de Premier Modèle que je t'ai fait passer ?

— Ah oui, vite fait ! Mais laisse-moi encore quelques jours avant de te donner ma décision.

— D'accord, mais ne traîne pas. Il est grand temps que la maison Conti ait de nouveau un Premier Modèle.

J'ai acquiescé. J'avais compris que choisir le prochain Premier Modèle masculin de la maison était ma première véritable mission en tant qu'assistant du créateur de mode. J'étais réellement touché qu'il me confie une tâche aussi importante et j'espérais me montrer à la hauteur de ses espérances.

— Parfait, au travail, dans ce cas, a sourit Laurent.

Il a rejoint sa place derrière son bureau tandis que je rapprochais ma chaise afin de pouvoir m'appuyer sur le plateau de la table. Le styliste s'est de nouveau plongé dans ses papiers. Quant à moi, j'ai d'abord commencé par poster un statut sur les réseaux sociaux encourageant à se rendre au siège de la maison pour voir l'exposition de photographies. J'avais pendant longtemps évité les réseaux sociaux après mon accident, par peur de m'exposer ou de lire des choses négatives sur mon compte. A mon grand soulagement, lorsque je m'étais de nouveau connecté, je n'y avais trouvé que des articles louant l'exposition « Restore Hope » et son initiative. J'avais donc relayé activement la promotion du projet sur les réseaux sociaux. Si un peu moins de personnes qu'auparavant me suivaient, j'avais gardé la majorité de mes « fans » et ceux-ci avaient été ravis que je donne enfin des signes de vies après de longs mois d'absence. J'avais retrouvé confiance en moi, en ce que je pouvais montrer ou publier, comme si le projet « Restore Hope » avait réduit à néant mes complexes, ces démons qui m'avaient paralysés des mois durant. Laurent avait eu raison, comme toujours en réalité, tout cela m'avait aidé à accepter mon corps tel qu'il était à présent.

Je me suis ensuite plongé dans les dossiers des modèles hommes de la maison, essayant de déterminer quel serait le candidat le plus approprié pour le poste de Premier Modèle. Il s'agissait d'un choix difficile, étant donné que je connaissais plus ou moins la plupart des mannequins. Tous étaient parfaitement taillés et méritaient tout aussi bien cette place. J'ai essayé de vraiment me concentrer afin de prendre une décision rationnelle. Mon cerveau est resté inerte et je n'ai réussi à produire qu'un tapotement de doigts nerveux sur le bureau. Ma concentration s'est entièrement évanouie lorsque j'ai posé mes yeux sur mon bien-aimé. Penché ainsi sur ses dossiers, ses prunelles étaient dissimulées par ses boucles blondes. J'ai remarqué à quel point le soleil qui éclairait généreusement la pièce se reflétait dans ses cheveux et leur donnait une couleur dorée. Ce n'était pas étonnant, en voyant cela, que certains érigent quasiment Laurent au rang de dieu vivant. Sa beauté était divine, digne des plus majestueux dieux de l'Olympe.

J'ai esquissé un petit sourire quand je me suis rendu compte où m'avaient mené mes pensées. La force de mes sentiments m'étonnait moi-même. C'était fou à quel point j'étais amoureux de lui, à quel point je le voulais, à quel point j'avais envie de faire toute ma vie avec lui. Une conversation que j'avais eue quelques jours plus tôt au téléphone avec ma mère m'est soudain revenue en mémoire. Bien sûr, nous avions parlé de Laurent. J'ai repensé à ses paroles, à sa proposition : « Et si vous veniez passer quelques jours, que je rencontre ce Laurent dont tu me parles tant ? ». Je n'en avais pas eu l'idée avant, parce que notre histoire était encore récente, parce que l'Italie me semblait être à l'autre bout du monde, qu'il fallait organiser le voyage alors que nous avions tous les deux un emploi du temps de ministre. Et puis, il y avait eu mon accident et d'autres problèmes plus importants avaient été à gérer. Mais là, le moment était parfaitement choisi. Ce serait le rêve. Partir quelques jours, rien que nous deux, loin de la folie New Yorkaise. Nous isoler de la vie, du monde. Et surtout, revoir ma mère, après tous ces longs mois, toutes ces aventures. . Je me suis rendu compte qu'avec la préparation du vernissage de l'exposition, j'avais complètement oublié d'en parler à Laurent. Ce dernier a relevé le nez de ses papiers en sentant que mon regard était fixé sur lui.

— A quoi tu penses ?

— J'ai appelé ma mère en début de semaine et… Tu sais, elle tient beaucoup à rencontrer celui grâce à qui elle peut garder sa maison, et accessoirement son gendre aussi.

Le créateur de mode a écarquillé ses prunelles océan. Il paraissait tout à coup troublé, ému.

— Tu veux… Tu voudrais qu'on aille en Italie, tous les deux ? Tu voudrais que je rencontre ta mère ?

— Evidemment. Enfin, si tu veux.

J'ai retenu mon souffle un instant. Je savais que Laurent n'était pas retourné en Italie depuis des années et que ça ne serait pas forcément facile pour lui d'y remettre les pieds. J'avais peur de trop lui en demander. Mais le styliste m'a fait son fameux sourire, ce sourire en coin que j'aimais tant et j'ai été instantanément rassuré.

— Bien sûr que je veux.

— Ça ne va pas poser de problèmes avec la maison ? me suis-je inquiété.

Le sourire de Laurent s'est fait plus doux.

— Ça peut se faire, on est en saison creuse, on peut aisément se prendre quelques jours de vacances.

Je lui aurais sauté au cou si j'avais été complètement valide. Refrénant mon envie, je me suis levé plus lentement et j'ai contourné le bureau pour me retrouver près de l'élu de mon cœur. Je me suis assis sur ses genoux.

— Merci, ai-je soufflé.

Laurent, attendri, a caressé ma joue avant de venir capturer mes lèvres. J'ai savouré le baiser en passant mes bras autour de son cou. Nos langues se sont effleurées mais contrairement à d'habitude, elles n'ont pas dansé de ballet enfiévré. Cette fois, c'était doux, empli de tendresse et d'amour. Lorsque nos bouches se sont séparées, j'ai posé mon front contre le sien et j'ai écouté un moment nos deux cœurs battre à l'unisson. J'ai songé que je ne pourrais jamais me lasser de ce bruit si apaisant. Alors que j'allais fondre une nouvelle fois sur les lèvres de mon vis-à-vis, Laurent m'a arrêté en posant son index sur ma bouche.

—Pas si vite ! Si tu veux qu'on parte, il va falloir me laisser terminer le travail qu'il me reste.

Je l'ai lâché en souriant.

— Oh oui. Bien sûr.

Je suis retourné me rasseoir à ma place. Nous avons continué notre travail, chacun de notre côté, chacun occupé à nos tâches respectives. Nous ne nous sommes peu parlé, mais être seulement dans la même pièce que mon amour me suffisait à être serein. Je suis finalement reparti en milieu d'après-midi, laissant Laurent terminer son travail. J'avais promis à Dan d'être rentré assez tôt pour aller voir le dernier blockbuster sorti au cinéma.

Je suis sorti du bâtiment et j'ai claudiqué dans la 65ème Avenue sur plusieurs mètres, aidé de ma béquille. A cette heure-ci, la rue n'était pas bondée, la plupart des gens se trouvant au bureau. Au bout d'une minute ou deux, j'ai eu un pressentiment étrange. Pressentiment qui ne m'a pas lâché. J'avais l'impression d'être suivi comme… Comme cette fameuse nuit de l'accident. J'ai repensé à la voiture et j'ai aussi repensé que j'avais abandonné l'idée d'élucider ce mystère, ayant eu bien d'autres problèmes en tête. Mais qui sait si cette voiture-là ne me voulait pas de mal cette nuit-là ? Qui sait si un accident n'était pas justement ce que cherchaient leurs conducteurs ?

J'ai emprunté une ruelle sombre pour couper vers la station de métro et avoir moins à marcher. J'ai senti l'angoisse me monter à la gorge. Mon cœur a accéléré. Cédant à ma pulsion, je me suis brièvement retourné. Il m'a semblé apercevoir une paire d'yeux brillants dans l'obscurité, qui me fixait. Croyant à une hallucination, je me suis de nouveau retourné pour vérifier. Il n'y avait absolument rien. Voilà que je me faisais des frayeurs tout seul, à présent.

Il régnait une chaleur étouffante dans le wagon en cette fin d'après-midi d'un mois de juillet italien. La ventilation semblait inexistante, la rame était bondée et il était impossible de dormir à cause des pleurs d'un bébé. Néanmoins, j'arrivais à me conforter en me disant que dans moins d'une heure, je pourrais enfin serrer ma mère dans mes bras. Je n'avais jamais autant ressenti son manque que les derniers jours avant notre départ de New York. Enfin, après presque un an ou je n'avais pu l'entendre qu'au bout du fil ou la voir seulement à travers un écran, je serais là, en chair en en os, devant elle. Le voyage s'était préparé tellement rapidement, en quelques jours à peine, que j'avais encore du mal à réaliser que je me trouvais ici, en Italie.

J'ai jeté un coup d'œil à Laurent, qui ne cessait de se tortiller à côté de moi. Depuis que nous avions atterri à Rome et que nous étions montés dans le train en direction de Bari, la capitale de la région des Pouilles, je ne le sentais pas très à l'aise. Pas tellement gêné, mais plutôt désorienté. J'imaginais que cela devait lui faire bizarre de remettre les pieds sur le sol italien presque dix-huit ans après son départ, d'entendre de nouveau parler sa langue maternelle autour de lui. Comme pour le rassurer, j'ai passé un doigt sur sa joue avec douceur. Laurent m'a souri avant d'attraper ma main et d'entrelacer nos doigts. Je me suis blotti contre lui malgré la chaleur. J'aurais pu supporter n'importe quelle température, du moment que je me trouvais dans ses bras. J'ai passé le reste du voyage la tête posé sur son épaule, somnolant.

Finalement, le train a ralenti alors qu'il entrait en gare, et s'est arrêté complètement. Nous avons ramassé nos affaires en silence avant de descendre sur le quai. Mon cœur battait la chamade. J'étais nerveux et tellement excité à la fois. Et puis, je l'ai vue. Ma mère était là et nous attendait. Elle semblait avoir gagné quelques rides et quelques cheveux blancs en plus, mais son sourire chaleureux était toujours là. Et lorsque je me suis jeté dans ses bras, abandonnant ma valise en chemin, j'ai constaté que son odeur était aussi toujours la même. Ma mère m'a longuement serré contre elle, caressant doucement mon dos, comme elle le faisait quand j'étais petit et qu'elle voulait me consoler. J'ai enfouis mon visage dans le creux de son cou pour dissimuler quelques larmes d'émotion. Je ne me suis reculé que lorsque je me suis rendu compte que Laurent nous avait rejoint, récupérant ma valise au passage, et nous observais avec un tendre sourire.

— Laurent, je te présente ma mère, et maman, voici Laurent, mon compagnon.

— C'est un plaisir de vous rencontrer, s'est exclamée ma mère avec son plus bel accent italien tout en lui serrant la main, Andrea m'a tellement parlé de vous !

Evidemment, ma mère ne parlait pas un mot d'anglais. Mais cela n'a pas semblé déranger Laurent qui ne s'est pas départi de son sang-froid légendaire.

— De même, Madame, a-t-il finit par répondre dans la même langue.

— Je vous en prie, Lorenzo, appelez-moi Lucia.

Cette fois, Laurent a semblé quelque peu désarçonné, mais son sourire courtois a rapidement repris le dessus sur le reste et il acquiescé en signe d'approbation. Ma mère m'a débarrassé de ma valise. Nous sommes sortis de la gare et nous nous sommes dirigés vers sa petite voiture. Le sourire semblait ne plus vouloir quitter mon visage. J'ai croisé le regard bleu de mon bien-aimé. Il s'est penché furtivement vers moi pour m'embrasser la joue tandis que ma mère chargeait nos sacs dans le coffre.

Nous avons démarré un instant plus tard. Nous ne nous rendions pas dans l'appartement de ma mère, faute de place, mais dans la maison de campagne de mes grands-parents, située au sud de Bari, à des kilomètres du premier petit village, mais surtout en haut d'une falaise qui surplombait la mer Adriatique. Assis à l'avant de la voiture, j'ai engagé la discussion avec ma mère, lui relatant notre voyage ainsi que ces derniers jours de préparatifs, n'ayant pas eu le temps de l'avoir beaucoup au téléphone. Laurent est resté quelque peu silencieux mais dans le rétroviseur j'ai vu qu'il avait un léger sourire aux lèvres. Ce genre de sourire qu'on a lorsqu'on est serein, lorsqu'on se sent totalement en confiance. J'en ai déduit que le premier contact avec la femme qui m'avait mis au monde s'étais plutôt bien passé et que ses craintes d'un peu plus tôt s'étaient apaisées. Il ne voulait certainement pas trop intervenir dans la conversation pour me laisser savourer mes retrouvailles avec ma mère. Je commençais à le connaître sur le bout des doigts.

Ma mère a roulé pendant trois quart d'heure avant de finalement se garer dans une cour en gravier. Cour qui se terminait à pic dans la mer, quelques mètres plus loin. Mieux valait ne pas trop s'aventurer par là lorsqu'on ne connaissait pas le terrain. La maison de mes grands-parents était construite en vieille pierre et datait du siècle dernier. Elle n'était pas très grande mais comportait tout de même un étage. Pour y accéder nous devions monter quelques marches en dessous desquelles se trouvaient une cave et un ancien poulailler. A l'intérieur du logis flottait une odeur de bois et de cuisine. Une unique pièce faisait office à la fois de salon, salle à manger et cuisine. A chaque fois que j'y entrais, depuis tout petit, un plat était en train de mijoter sur le feu, et ce jour-là ne faisait pas exception à la règle. Je suis allé saluer mes grands-parents, assis comme à leur habitude sur des fauteuils devant la télévision allumée, suivi de près par Laurent. Eux, contrairement à ma mère, n'avaient pas changé d'un poil. J'ai échangé quelques mots avec eux, je leur ai présenté le styliste. C'est à ce moment-là que j'ai pleinement réalisé qu'ils m'avaient aussi manqué que ma mère. Ma vie en Italie m'avait manqué en réalité. Cette vie simple, entouré de sa famille, où l'on prenait soin des uns et des autres. Ce retour en Italie était comme un retour aux sources, un retour aux choses essentielles après le faste New Yorkais. J'avais beau m'être parfaitement intégré à l'Amérique, avoir trouvé une seconde famille grâce à mes amis, l'Italie faisait parti au même titre que New York.

Nous avons posé nos bagages et j'ai passé le reste de l'après-midi à montrer à Laurent la maison et ses alentours qui avaient abrité bien des jeux d'enfants. J'avais des anecdotes à lui raconter pour quasiment chacun des coins du jardin. Le créateur de mode m'écoutait avec attention, riait parfois avec moi. Mais surtout, il ne me lâchait pas du regard une seule seconde.

Nous sommes rentrés un peu plus tard. Laurent a engagé une discussion avec ma mère alors que celle-ci commençait à préparer le repas. Il lui parlait de son métier, de sa maison de couture dans cette langue qu'il n'avait plus utilisée depuis des années. Ça en était touchant de le voir parfois s'arrêter pour chercher ses mots. Je m'étais assis sur une chaise et je les regardais dialoguer, le sourire aux lèvres, serein comme je ne l'avais pas été depuis longtemps. Je me sentais complet, entouré des personnes que j'aimais le plus au monde. Qu'aurais-je pu demander de plus ?

Nous avons mangé un repas italien typique : antipasta, pasta et viande, sans compter le fromage et les desserts. Mon estomac avait perdu l'habitude de manger autant de plats à la suite et j'avoue que je ne suis pas arrivé jusqu'à la fin sans caler. Ma grand-mère s'est inquiétée de ma santé, comme à chaque fois que je ne finissais pas un de ses plats mais je l'ai rassurée d'un sourire. Laurent, lui, semblait rayonner. Il avait des étoiles plein les yeux. Un sourire éclairait le visage de mon amour à chaque fois que ma mère prononçait son prénom italien. Le repas s'est prolongé par une tisane prise dans le salon en compagnie de ma mère. Nous avons tous les trois discuté pendant une bonne partie de la soirée, jusqu'à ce que la fatigue due au décalage horaire ne nous rattrape. Nous sommes partis nous coucher, repus et ravis. Ma mère nous avait installés dans une chambre au rez-de-chaussée, pour que je n'aie pas à monter les escaliers. La décoration était très simple et restait dans des tons neutres. La fenêtre donnait sur la mer et la vue valait mille fois n'importe quel hôtel cinq étoiles.

Je me suis glissé dans les draps frais, qui sentaient bon la lessive. Laurent a fait de même avant de m'attirer contre lui. Je me suis endormi comme une masse dans ses bras, heureux et amoureux, bercé par le bruit des vagues qui s'écrasaient contre les rochers en contrebas de la falaise.

A mon réveil, je me trouvais seul dans le lit. La place à côté de moi était froide et semblait avoir été désertée depuis un petit moment déjà. Ce n'était pas dans les habitudes de Laurent de ne pas m'attendre pour quitter le lit, surtout en vacances. Perplexe, je me suis levé et je me suis habillé sommairement d'un simple short et d'un T-shirt avant de partir à la recherche de mon amant. Lorsque j'ai déboulé dans la pièce principale, ma mère était attablée devant une tasse de café fumante. Cependant, il n'y avait aucune trace du styliste.

— Tu as vu Laurent ? lui ai-je demandé.

Elle m'a indiqué la porte d'entrée qui donnait sur la cour. Je suis sorti et j'ai descendu avec précaution les quelques marches d'escaliers. Le soleil était encore pâle et timide dans le ciel et n'avait pas encore réussi à effacer la fraîcheur de la nuit. Assis sur un rocher, non loin du bord de la falaise, Laurent contemplait la mer. Il était vêtu d'une légère chemise blanche et d'un pantalon en lin couleur sable. Ses cheveux s'agitaient doucement au gré de la brise matinale. Il semblait doté d'une aura angélique. J'ai hésité un instant à interrompre sa méditation, puis je me suis approché. En entendant ma béquiller frapper régulièrement le sol, il s'est retourné vers moi. Il m'a doucement souri, mais ses yeux avaient perdu de leur éclat depuis la veille.

— Excuse-moi de ne pas t'avoir attendu pour me lever, j'avais besoin de prendre un peu l'air…

— Ça ne va pas ? me suis-je instantanément inquiété.

Laurent a secoué la tête. Je n'ai pas réussi à déterminer si la réponse à ma question était positive ou négative.

— Ce voyage… Ça remue beaucoup de choses en moi. J'ai essayé de ne pas te le montrer pour ne pas gâcher tes retrouvailles avec ta famille. Mais… Mais retourner en Italie, réentendre cette langue qui me rappelle tant de choses, ce n'est pas rien. Je… Ça va aller, c'est simplement un peu de nostalgie.

Une perle salée a roulé sur sa joue. C'était la seconde fois qu'il se montrait à moi dans un tel moment de vulnérabilité, la seconde fois depuis que je m'étais réveillé à l'hôpital après mon accident. Lui, Laurent Conti, que rien ne semblait pouvoir atteindre. Même s'il ne voulait pas le laisser paraître, j'ai compris que le manque de sa famille était toujours là, ne le quittait jamais, ou presque. Touché, j'ai comblé les derniers centimètres qui me séparaient de lui et je l'ai enlacé. Il a posé sa tête contre mon ventre, prenant soin d'éviter de s'appuyer sur ma hanche. J'ai essuyé ses larmes puis j'ai caressé ses cheveux pour l'apaiser. Je voulais lui montrer que j'étais là pour lui, que je le serais toujours. On est resté un moment comme ça, sans parler. Seuls tous les deux face à la mer.

— Pourquoi tu n'essaie pas de reprendre contact avec tes parents, puisqu'ils te manquent ? Ça ne pourrait te faire que du bien, ai-je avancé prudemment, après quelques minutes de silence.

Je savais que le sujet était délicat. Il ne l'évoquait que très rarement et j'avais peur de me heurter à un mur. Mais mon bien-aimé a finit par répondre après un instant de réflexion.

— Je n'ai pas de raison valable à te donner, Andy. La vérité, c'est que je n'en ai jamais eu le courage. J'y ai pensé, plusieurs fois même, mais il m'est impossible de décrocher ce foutu combiné ou d'envoyer ce foutu message. Je suis parti lâchement, sans prévenir personne, et je suis comme condamné à vivre dans ce silence.

Je n'ai pas su quoi répondre. J'avais de la peine pour lui, et en même temps, j'admirais sa force. Même si je n'avais pas connu mon géniteur, même si ma famille était loin d'être parfaite, je ne sais pas comment j'aurais tenu si elle n'avait pas été là, si ma mère n'aurais pas sans cesse était derrière moi pour me soutenir dans la réalisation de mes rêves.

De nouveau, le silence nous a enveloppés. Je continuais à passer ma main dans les boucles de l'homme que j'aimais. Nous n'avions pas changé de position, lui était toujours assis et j'étais resté debout. Nous contemplions la mer, cette surface bleue infinie qui me rappelait trop bien cette étendue similaire dans laquelle je m'étais noyé il y avait désormais des mois de cela. Cet océan dans lequel j'aimais à plonger encore et encore, au lever, quand nous faisions l'amour ou avant de m'endormir.

Laurent a relevé sa tête vers moi et m'a fais un petit sourire.

— Mais ne t'en fait pas pour moi et tâche de profiter au mieux de ces quelques jours d'accord ?

J'ai hoché la tête. Je me suis promis que lui aussi allait en profiter et que j'allais tout faire pour lui changer les idées. Je me suis penché pour l'embrasser avec tendresse lorsque je me suis reculé, ses joues avaient repris des couleurs. C'était déjà un bon point.

— Tu as déjeuné ? ai-je demandé à l'élu de mon cœur.

Celui-ci a fait non de la tête. J'ai pris sa main et nous avons regagné l'intérieur de la maison. Un copieux petit déjeuner nous attendait. Nous nous sommes jetés dessus avec appétit. Laurent avait retrouvé le sourire et j'avais retrouvé le mien.

Et alors que j'admirais une fois de plus mon amour rire aux côtés de ma mère, je me suis dit que si le destin pouvait nous mettre face à des obstacles qui paraissaient parfois quasiment insurmontable, il pouvait aussi nous faire les plus beaux des cadeaux. C'étaient les difficultés qu'on rencontrait qui nous faisaient savourer les petits plaisirs de la vie. J'étais parti de rien et j'avais dû me battre pour arriver jusqu'aux sommets. Et là encore, on m'avait cruellement rappelé que rien n'était jamais véritablement acquis. Tout cela m'avait fait comprendre que la vie ne tenait qu'à un fil et qu'il ne suffisait pas de grand-chose pour qu'elle bascule à jamais. Il fallait profiter de la vie le plus possible, vivre au jour le jour, parce qu'on ne savait jamais de quoi le lendemain serait fait. Après mon accident, deux choix s'étaient imposés à moi : continuer à aimer et à vivre ou me complaindre dans mon handicap, dans mon malheur. J'avais choisi la vie.


J'espère que ce dernier chapitre vous a plu. Il est temps pour moi de laisser un peu de côté Laurent et Andy... Mais je n'en ai pas encore fini avec eux, puisque qu'une suite est dans les cartons ;)

En tout cas, je reviens très vite avec de nouvelles histoires. N'hésitez pas à aller faire un tour sur mon profil pour lire mes autres fictions en attendant ;) A très bientôt !