Esban sortit de l'Académie des Éléments et cligna plusieurs fois des yeux. Le soleil d'été flamboyant faisait un contraste douloureux avec la lumière tamisée de l'intérieur, à laquelle sa vue s'était ajustée… Vérifiant qu'il ne gênerait personne, il se concentra pour invoquer sa magie. Il ne fallut qu'une seconde pour qu'elle envahisse tout son corps et lui fasse quitter le sol. La lévitation était aussi confortable que s'il était en train de flotter dans une eau intangible. Les murs de pierre de taille, puis les toits de tuiles bleues furent bientôt sous lui. Il s'orienta vers le nord de la ville de Gaurin.
Il était bien tôt pour quitter déjà son travail à l'académie, mais il était tombé d'accord avec son amie : mieux valait discuter de la dernière phase de ce genre de plan loin de leurs collègues… En soi, ils ne faisaient rien que réprouvait la morale, mais la cible de leur petite investigation avait trop d'oreilles au sein du vénérable bâtiment. Amos et lui étaient opposés depuis qu'ils s'étaient rencontrés, une dizaine d'années plus tôt. En âge de sorcier, ce n'était qu'une goutte d'eau dans l'océan : en pratique, Esban avait passé la décennie la plus longue et fatigante de sa vie à lui tenir tête.
Lévitant plus haut que la moyenne de ses pairs, il avançait rapidement. Le vent rabattait les courtes boucles de ses cheveux noirs et s'infiltrait dans les poils de sa barbe. Il était toutefois d'assez petite taille pour ne pas offrir trop de résistance à l'air : un des avantages d'être nain.
Il n'était pas difforme à proprement parler, bien qu'il eut tout de même une physionomie beaucoup plus courte et trapue que celle des hauts nains du nord. Ceux-là étaient une autre race à part entière, naturellement un peu plus courte que les humains, les elfes et les orcs, mais tout de même plus grands et physiquement avantagés qu'Esban.
Lui était né de parents humains. C'était devenu une altération génétique assez commune, attendu que les femmes portaient leurs enfants dans une atmosphère saturée d'énergie magique... Son rival Amos était également atteint de nanisme, et il en croiserait bien encore deux ou trois avant d'arriver. D'aucuns parlaient de dégénérescence de la race à cause de l'utilisation abusive de magie ; les plus pragmatiques, dont il faisait encore partie, haussaient les épaules. Et quand bien même ? On vivait très bien sans mesurer plus d'un mètre vingt de haut. L'époque où il fallait être physiquement le plus grand, musclé, roux, mâle, bien né ou autres sottises primitives était révolue…
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En tout, le trajet lui prit à peine un quart d'heure. Il devait retrouver son amie Mestra dans un petit salon de thé un peu excentré, où les académiciens comme eux allaient rarement, ce qui était parfait pour leurs affaires. Esban se posa avec la douceur de l'habitude dans la ruelle. La terrasse était à quelques mètres : quelques tables blanches encadrées de petits trellis croulant sous la glycine. La peinture turquoise de la devanture s'écaillait. Tout à fait le genre d'endroit un peu atypique qui ressemblait à Mestra.
Il trouva rapidement son amie, assise près des fleurs de droite. Elle était vêtue de manière assez extravagante, comme à son habitude : un chapeau crème à larges bords orné de fleurs sur la tête, assorti à sa robe et au tissu beige qui reposait gracieusement au creux de ses coudes et dans son dos. Des fleurs étaient aussi passées dans la ceinture de soie de sa taille et dans ses cheveux noirs élégamment noués. Elle répandait constamment une odeur de rose et de jacinthe entêtante, surtout par cette chaleur estivale. Le jour où les mages du climat de Gaurin feraient correctement leur travail n'était pas encore arrivé.
- Ravissante, comme toujours, ma chère, lui dit le nain en baisant la main qu'elle lui tendait.
Elle lui retourna un sourire aussi rayonnant que le printemps. Si elle n'avait pas été si sérieuse constamment, elle aurait fait tourner bien des têtes.
- Bonjour, Esban. Je suppose que ça signifie que tu as pu venir sans être inquiété.
- Pourquoi l'aurais-je été ? Je n'ai jamais eu d'horaires très réguliers…
Il prit place en face d'elle, pliant la chaise à sa volonté pour qu'elle s'incline et facilite sa montée, après quoi il lui agrandit les pieds pour être confortablement à hauteur de la table, un des premiers tours qu'il avait appris quand il était devenu clair qu'il ne grandirait pas plus. C'était plutôt un enchantement, celle des onze grandes branches de la magie qui touchait à tout ce qui était matériel et inanimé : les objets. Comme Mestra et Amos, Esban était né élémentaliste, et les sorts relevant des autres spécialités lui demandaient un plus grand effort de volonté, ainsi que plus de difficultés à maîtriser.
Fidèle à elle-même, Mestra ne tourna pas autour du pot. Elle s'accouda à la table, croisant délicatement les mains.
- D'après ce que m'a dit Aldène, Amos doit être absent toute l'après-midi ; il a ensuite un dîner avec des collègues de l'académie, mais il rentrera probablement se préparer. Tu as au moins quelques heures à partir de maintenant.
- Ce sera plus que suffisant.
- La plupart des gobelins d'Amos sont stockés dans les sous-sols de son manoir, mais il en a constamment en cavale à droite ou à gauche, sans compter ceux qui font des allers-retours entre ses affaires et sa maison, dit-elle d'une voix précise en dépliant quelques doigts gracieux pour illustrer son propos. Tu ne pourras pas t'approcher sans être vu.
- Je ne serai pas le seul passant… Dis-moi plutôt où trouver ces fameux gobelins modifiés. J'espère que tu ne t'attends pas à ce que je m'introduise chez lui !
- Bien sûr que non ! Que nous sachions, ils sont quatre : deux toujours avec lui… et deux devant sa porte, même en son absence.
Voilà qui serait bien plus facile. Race inférieure, les gobelins étaient connus pour ne pas avoir beaucoup de jugeote. Esban n'aurait aucun mal à trouver un prétexte pour en toucher un. En le sondant au contact, il saurait tout de suite si cette mystérieuse évolution dont ils avaient fait l'objet était naturelle… ou causée par la magie !
Dans ce dernier cas, il tenait un moyen de faire tomber Amos. Sa notoriété en ville, sa position et son réseau de relations ne suffiraient pas à le sauver s'il s'avérait qu'il avait expérimenté en cachette sur des créatures vivantes et dotées de raison. Enfin, Esban pourrait se débarrasser de cet insupportable bourgeois dont la vie semblait se résumer à lui mettre des bâtons dans les roues. À cause de son esprit conservateur et son aversion du changement, il empêchait la progression de tout un pan de la magie élémentaire. Son influence au sein des académies et de la ville elle-même était telle qu'il était capable de l'orienter dans une certaine mesure.
La plupart des sorciers maîtrisait les quatre éléments, mais ils étaient loin de se résumer à l'usage en général sommaire que l'on faisait d'eux, sans parler d'en compter si peu ou de les diviser si commodément les uns des autres. Amos faisait partie d'une école à qui il plaisait de laisser les choses ainsi, et il se faisait fort d'écraser et humilier tout mage en désaccord avec ses idées. Instigateur premier des nouvelles théories, Esban en avait déjà fait les frais, en dépit du prestige dont il jouissait en sa qualité de père de la branche néo-élémentaliste. Il fallait donc procéder avec prudence. Tout ce qu'il demandait, c'est qu'on le laisse mener ses études en paix à l'Académie des Éléments.
Alors qu'il faisait mine de se lever, Mestra lui jeta un regard critique.
- Tu ne peux pas y aller ainsi. Ce n'est pas parce que vous ne vous croisez pas souvent en personne qu'il ne connaît pas ton visage.
Soupirant, Esban passa une main de droite à gauche de sa figure, laissant la magie circuler dans son corps pour la seconde fois ce jour. Les poils de sa moustache et de sa barbe disparaissent sous ses doigts pour laisser la peau lisse et nette. Il procéda de même avec le reste de ses cheveux, qui s'allongèrent pour lui arriver aux épaules, maintenant de teinte blonde, l'opposé de leur noir naturel.
- C'est déjà mieux, mais ça ne suffira pas tout à fait... tiens, prends donc ça.
Prenant son chapeau par le haut, elle le lui jucha sur le crâne sans douceur. Une forte odeur de lys se répandit aussitôt autour de la tête d'Esban.
- Voyons, Mestra, c'est un chapeau féminin !
- Encore mieux. J'ai donc en face de moi une personne de sexe indéterminé, qui en tout cas ne ressemble plus du tout au grand mage néo-élémentaliste Esban de Gaurin.
- Il vaudra tout de même mieux que je ne me retrouve pas en face du grand mage rétro-élémentaliste Amos de Gaurin dans ce déguisement, marmonna le nain en ajustant son nouveau couvre-chef tandis que Mestra pouffait.
Modifier la pilosité de son corps était une chose encore relativement aisée pour un sorcier de son niveau, mais modifier par exemple le timbre de sa voix ou la forme de son visage requérait beaucoup plus de temps et de calme qu'il n'en avait, sans compter que le corps des nains avait une fâcheuse tendance à résister à la magie. Il faudrait donc que ce changement sommaire suffise. De toute manière, il n'avait pas prévu de croiser son rival ou de s'attarder autour de chez lui. Son armée de gobelins serait par contre une autre histoire. Ils n'étaient pas très dangereux en soi, mais ils n'étaient pas non plus assez intelligents pour que la corruption ou la ruse fonctionne bien sur eux, ce qui était embêtant quand on escomptait être discret.
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Arrivé dans la rue où se trouvait la demeure d'Amos, Esban se sentait déjà assez nerveux. Il croisait de plus en plus de gobelins et de moins en moins d'humains qui lui permettaient de rester discret… En arrivant en vue de la demeure d'Amos, il était le seul passant. Comme prévu, deux gobelins modifiés montaient la garde de part et d'autre de la porte. Leur peau vert pâle et leurs oreilles pointues les identifiaient sans nul doute possible comme des gobelins, alors où était leur queue ? Et leur mâchoire proéminente ? Ils étaient un peu plus grands que leurs congénères, mais surtout ils se tenaient plus droit, et au lieu des pagnes des autres, étaient vêtus d'une sorte d'uniforme en cuir.
Sans faiblir pour autant, le cœur battant, Esban s'avança de sa courte démarche vers la porte principale. Peut-être pouvait-on ruser avec ceux-là. Si ça ne marchait pas, il était encore temps de rechanger la couleur de ses cheveux.
- Bonjour ! Je suis un ami de monsieur Amos.
Les deux gobelins échangèrent un regard interrogateur. Esban se fustigea mentalement. La plupart des visiteurs devait simplement leur passer devant en les ignorant, surtout que les portes étaient généralement ouvertes, comme maintenant, pour faciliter le passage incessant des gobelins. Il aurait été facile de poser une main sur eux au passage… Mais à présent qu'il leur avait parlé, il ne pouvait plus opter pour cette solution. Cherchant quoi dire, Esban s'avisa soudain de deux autres silhouettes massives plus loin à l'intérieur du manoir.
Il avala sa salive nerveusement. Évidemment, il fallait que tous les modifiés d'Amos soient justement en train de garder sa maison alors qu'ils n'étaient pas censés quitter sa personne.
- Maître absent, croassa finalement celui de droite.
- Oui, je sais qu'il est absent.
Nouveau regard perplexe. Esban sentait qu'il se débrouillait fort mal, mais cette fois, il ne comprenait pas ce qu'il avait fait de travers. Il comprit en entendant un pas à l'intérieur, une démarche très semblable à la sienne. Il ferma un instant les yeux, atterré.
De la pénombre de sa maison, Amos en personne parut, et s'arrêta devant lui sur le perron. Il sentit son cœur sombrer dans sa poitrine. Trouver son principal ennemi sur le pas de sa porte en déguisement à une heure où lui était censé être absent allait tout de suite éveiller les soupçons d'Amos, avec raison. Il n'était pas absent du tout, mais ses gobelins devaient avoir reçu l'ordre de décourager les visites. Son rival le toisa d'un air surpris, cligna quelque peu des yeux, puis se reprit.
- Eh bien, ne restez pas là sur le perron. Entrez donc. Vous avez de la chance de me trouver, je ne suis normalement pas chez moi à cette heure. Je vous en prie, dit-il encore en s'effaçant.
Esban resta planté sur le seuil avec un air stupide. Il lui fallut quelques instants pour comprendre que par quelque miracle, Amos ne l'avait pas reconnu et le prenait pour un visiteur impromptu. Et qu'il lui fallait à présent très vite se reprendre et jouer le rôle sans se tromper. Esquissant un sourire maladroit et une courbette, il suivit le nain à l'intérieur de sa demeure.
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En soi, les maisons de sorciers se ressemblaient toutes assez. Elles étaient encombrées de mille choses indispensables à la pratique de la magie, et dans la ville de Gaurin, l'on n'aimait pas le vide. Tout espace libre devait être minutieusement comblé. Tout un art s'était développé autour de cela, ainsi qu'un système de convenances sur la nature et la disposition de l'encombrement.
Dans le salon, une partie du mobilier était à une taille normale, et l'autre à l'échelle nanesque. Un feu d'eau ronronnait tranquillement dans la cheminée avec un bruit cristallin, diffusant une fraîcheur bienvenue, petit tour d'élémentaliste pour impressionner la galerie qui fit sourire Esban malgré lui. Le drain de magie était trop important et fatiguant pour qu'on s'en serve vraiment, mais visiblement, Amos tenait à impressionner ses visiteurs, même au prix de sa propre énergie. Celui-ci lui fit un sourire charmeur et l'invita à prendre place sur les fauteuils à leur taille.
- Que puis-je vous offrir, Madame... ?
Et il le prenait pour une femme. Merci Mestra et son chapeau à fleurs qui embaumait l'air. Il est vrai aussi qu'il portait une tenue relativement unisexe, avec cette ample toge passée sur une tunique évasée, et son pantalon couvrant ses chausses.
- Laura, répondit-il avec un sourire en ressortant par réflexe le dernier prénom qu'il avait croisé dans ses lectures. Je prendrai un thé de ce que vous voudrez bien m'offrir, je ne suis pas difficile.
Il n'eut pas besoin de trop forcer pour féminiser légèrement sa voix, n'ayant jamais eu un timbre très profond de toute façon. Cela passerait pour une femme l'ayant assez grave.
- Hum... dans ce cas, j'ai exactement ce qu'il vous faut, répondit Amos en effectuant une série de gestes magiques irritablement superflus pour faire chauffer de l'eau et infuser le thé de l'autre côté de la pièce.
Esban commençait à se rappeler pourquoi il ne supportait pas ce sorcier. Il était pompeux, hautain, volontiers paternaliste et adorait se mettre en valeur, même par quelque chose d'aussi banal que la pratique de la magie domestique. Il portait la coupe traditionnelle des mages, ses cheveux châtains longs et lisses soigneusement étalés dans le dos, ainsi qu'une moustache bien taillée aux extrémités. Pas de barbe. Ses yeux verts en amande étaient rehaussés par les verres qu'il portait presque sur le bout de son nez rond, ce qui lui donnait étonnamment un air assez espiègle qui contrastait avec le reste de sa personne, apprêtée avec le plus grand sérieux. En un mot, il était insupportablement parfait. Esban se demanda s'il avait déjà eu l'occasion de détailler son rival ainsi, d'aussi près. Et que fabriquait-il chez lui à cette heure ?
- Ainsi, vous êtes absent la majeure partie du temps ? minauda-t-il pour le savoir.
- Et oui, madame, les obligations de mon occupation me tiennent en général loin de mon foyer. (Esban dut retenir un ricanement devant ces manières théâtrales. Personne ne l'attendait chez lui que ses minions verdâtres.) Je suis souvent à l'Académie des Éléments, ou à souper avec des amis et collègues. Il est rare que je sois ici à l'heure du déjeuner.
- J'ai donc eu bien de la chance de vous croiser. Je ne pensais pas que vous étiez quelqu'un de si occupé !
- C'est que vous n'avez pas coutume de me gratifier du plaisir de votre compagnie.
Esban eut une espèce de moment de flottement pendant que son hôte manipulait à nouveau le service à thé magiquement du bout des doigts. Il venait de se rendre compte qu'Amos avait une attitude enjôleuse avec lui. C'était tout à fait inattendu. Un sorcier de sa stature avait autre chose à faire que de batifoler avec des inconnues. Esban lui-même n'avait jamais eu ce genre d'idées. Il faut dire qu'avec leur longévité de mages, ils avaient largement le temps d'y penser plus tard : lui-même était âgé de cent treize ans, et vivrait bien encore un ou deux siècles de plus. S'il ne se trompait pas, son rival était plus vieux que lui de quelques années. Nombre de grands personnages restaient toutefois seuls toute leur vie, se dédiant à l'étude plutôt qu'aux affaires de cœur.
C'était pourtant une information intéressante, se dit Esban en prenant son thé et en souriant à Amos. Le rétro-élémentaliste se sentait-il seul ? Les envies charnelles se maîtrisaient aisément à l'aide de la magie, il y avait donc sûrement autre chose. Il se demanda comment se comporter. Il ne pouvait pas faire semblant de n'être qu'une humble femme, puisque l'aura de sa puissance magique était par trop palpable autour de lui. Lui-même pouvait sentir celle d'Amos aussi clairement que s'il avait été baigné de lumière, de la teinte dorée qui était caractéristique des élémentalistes. Elle était moindre que la sienne : personne à l'académie n'ignorait qu'en termes de puissance magique brute, Esban surpassait Amos. Mais, en ennemi fair-play, il n'en avait jamais joué à son avantage. Heureusement, l'aura seule ne suffisait pas à identifier un mage spécifique, sans quoi son rival n'aurait pu manquer de le reconnaître.
Au cours des heures suivantes, il s'inventa donc un personnage de toutes pièces, Laura, sorcière récemment arrivée à Gaurin pour études (de toute manière, Esban aurait été bien incapable de passer pour autre chose qu'une érudite), qui ressemblait assez à sa propre vie pour qu'il puisse endosser son rôle de façon convaincante. Ils déjeunèrent ensemble. Amos ne lui laissa aucun loisir de s'intéresser à ses gobelins, ni même le laissa seul tout court, si bien qu'il fut incapable de mener à bien son idée première, et dut repartir bredouille, avec en plus la promesse de le revoir... Fort heureusement, en hôte délicat, il ne lui avait pas demandé pourquoi Laura avait subitement décidé de venir parler à ses gobelins modifiés.
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Dès qu'il fut seul de nouveau, il contacta Mestra par télépathie, et la trouva chez lui avec deux autres de ses amis, Qasel et Aldène.
- Vos manières d'invités sont déplorables, leur signala-t-il en franchissant son hall d'entrée pour les trouver assis dans son canapé.
Il accrocha sa toge au portemanteau et repassa la main sur son visage de manière à retrouver ses cheveux noirs bouclés et ses chers moustache et bouc. Ainsi, il se sentait enfin de nouveau lui-même, et put laisser Laura retourner dans les limbes de son imagination. Seule l'odeur de lys s'accrochait encore à lui, mais il n'avait aucun tour pour s'en débarrasser. Il lança le chapeau à Mestra qui l'attrapa au vol en riant.
- Nous venons d'arriver, et ta porte nous a gentiment reconnus.
Normal : Esban avait enchanté le verrou pour qu'il ne laisse passer que certaines personnes, dont ces trois gais lurons faisaient partie. Soupirant, il grimpa sur son fauteuil et se laissa aller en arrière. Il se rendait seulement compte maintenant de la tension qui l'avait habité jusqu'ici.
Assis sur le canapé côte à côte, Qasel et Aldène le regardaient, dans l'expectative. Ils avaient les cheveux exactement du même blond presque blanc, à ceci près que ceux d'Aldène étaient si longs qu'ils touchaient l'assise, alors que Qasel, son protégé, les portait plus classiquement en chignon dans la nuque. Il était aussi le plus proche ami d'Esban, et le seul qui n'était pas élémentaliste : Qasel était un mage blanc, un guérisseur. C'était aussi le plus jeune de leur cercle, à seulement soixante-huit ans, alors qu'eux tous avaient dépassé le siècle d'âge. Quant à Mestra, elle était appuyée contre la table, apparemment trop agitée pour s'asseoir.
- Alors, comment est-ce allé ? demanda Qasel de sa voix chantante.
- Mal, évidemment, sinon ça ne m'aurait pas pris tant de temps. Il était chez lui. Et il m'a pris pour une femme, Mestra, comme tu l'avais sûrement anticipé en me mettant ce chapeau.
Il leur fit un rapide résumé de son après-midi en compagnie d'Amos qui, parfaitement rompu aux usages sociaux, avait été un hôte aussi prévenant qu'il convenait. À sa grande surprise, le sorcier était resté avec lui jusqu'au bout sans être appelé à droite ou à gauche par ses nombreuses connaissances et son travail. Il tenta de leur cacher qu'il s'était fait courtiser, mais la fine Aldène le perça rapidement à jour et fit éclater la vérité, pour la plus grande joie des deux autres.
- Amos jouant les jolis cœurs avec une belle inconnue qu'il trouve devant sa porte, qui l'eut cru ! remarqua Qasel en souriant. Ça devait être quelque chose à voir.
- Si par là, tu veux dire qu'il était franchement ridicule, alors oui, répondit Esban un peu trop sèchement, ce dont ses amis ne lui tinrent pas rigueur.
- Par contre, ça me paraît être une opportunité tout à fait digne d'intérêt, dit Mestra d'un air pensif en le regardant d'une façon qu'Esban trouva assez inquiétante.
- Je ne retournerai pas jouer les Laura avec cet imbécile suffisant, je te préviens !
Le regard intéressé de Mestra et celui ravi d'Aldène ne lui disaient rien qui vaille. Continuer l'expérience aurait été de très mauvais goût, sans parler du risque terrible qu'Amos découvre la supercherie. Il avait eu beaucoup de chance tout à l'heure, qu'il craignait de trop pousser.
- Laura ! Nous avons donc un nom pour ton alter-ego féminin, roucoula Aldène. Il lui faut maintenant une garde-robe et quelques artifices de charme...
- C'est non !
- Pense à la déception de ce pauvre Amos si Laura ne lui donne plus jamais de nouvelles...
- Mais Amos ne m'intéresse pas, enfin !
- Ce qui t'intéresse, par contre, reprit Mestra d'une voix plus ferme, c'est de percer enfin à jour le mystère de ces fameux gobelins modifiés. Le fréquenter permettrait forcément à un moment ou à un autre de les sonder, ou au moins d'en apprendre plus... Le risque en vaut la chandelle.
- Surtout que je crois que c'est la première fois qu'il s'intéresse à la chose, signala Aldène, bien au courant des faits et gestes de la plupart des personnalités de Gaurin. Soit il est très doué pour cacher ses affaires, soit il a vraiment trouvé quelque chose à ta version féminine.
- Mais c'est encore pire si c'est le cas ! s'écria Esban. Je refuse de jouer avec les sentiments de qui que ce soit, fusse-t-il mon pire ennemi.
- Cela te fait honneur, murmura Qasel.
- Avec le temps, tu vas te prendre au jeu, et au final ça n'en sera plus un, dit Aldène en haussant les épaules comme si elle ne venait pas de proférer une énormité.
- Chaque chose que vous dites est pire que la précédente ! explosa le nain. Sortez tous de chez moi et laissez ce pauvre académiste se remettre de ses émotions !
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Ils prirent donc congé d'Esban de manière plutôt conviviale malgré leur conversation houleuse, et le nain put enfin souffler. Le soleil se couchait. Il passa une cape sur ses épaules et monta sur son toit par une trappe qui menait dans un grenier encore plus encombré que la pièce principale, puis sur les tuiles bleues entre les replis de la toiture pointue et élaborée. Là, il s'assit sur le faîtage, ramena les genoux contre son ventre et contempla les montagnes par-là le grand lac près duquel était construite Gaurin.
La cité était bâtie de façon assez disparate, les rues pouvant être bordées de maisons à deux ou trois étages accolées étroitement les unes aux autres, qui soudain cesseraient et laisseraient place à un champ d'herbes folles parsemé de pommiers çà et là, traversé d'un mur immaculé d'anciens remparts, aménagé de niches et d'ouvertures décorées à la mode de l'année en cours ; les toits ronds des différentes académies de magie pointaient hors des bâtiments, colorés et brillants dans la lumière déclinante, donnant à la ville un air hétéroclite et vaguement festif.
Esban n'avait pas le cœur à faire la fête. Il se sentait las, et une douleur sourde au creux de son ventre lui indiquait qu'il s'apprêtait à faire quelque chose qu'il allait regretter. Il voulait effectivement, plus que tout, rendre la monnaie de sa pièce à Amos, montrer à tous qu'il était l'hypocrite qu'il ne connaissait que trop bien. L'idée de creuser le sujet de ses gobelins venait de lui, et il voulait aller au fond des choses. Mais à n'importe quel prix ? Il détestait l'idée de se déguiser pour tromper qui que ce soit... Il ne croyait pas que son rival allait en parler à Laura, encore moins lui révéler ses affaires ; par contre, il pensait qu'il pouvait être beaucoup plus simple de fouiner s'il lui faisait confiance. Tout ce qu'il avait à faire, c'était de lui envoyer un message pour lui proposer une sortie quelque part, et le reste découlerait de là.
Mais ce qu'avait dit Aldène le chiffonnait. Et s'il s'avérait qu'Amos avait vraiment des sentiments pour Laura ? Que ferait-il alors ? Aussi agaçant et condescendant soit-il, ça restait un être humain doté d'un cœur, et personne ne méritait qu'on le blesse ainsi. Bien que... s'il découvrait que c'était le cas, il n'aurait qu'à couper les ponts une fois sa mission accomplie : ainsi, ce serait une déconvenue en bonne et due forme, sans rien de plus machiavélique ? Ce n'était pas parfait sur le plan de la bienséance, mais au moins serait-il en paix avec sa conscience.