1. La Cure Spirituelle

» Journal de Tristan – Écrit le: 15 Mars 2335 –

Je ne pensais pas voir un jour Malek dans cet état; silencieux et nerveux comme si le moindre son lui évoquait un danger imminent. Malek et moi n'étions pas copain, mais tout le monde aimait bien Malek, moi compris.
Avant la Cure Spirituelle, c'était le genre de mec à remplir une salle par sa seule présence. Charismatique et charmant, il attirait les gens comme une fleur attire les abeilles. Il aurait pu tomber dans le cliché du garçon populaire qui trille son entourage et méprise le reste du monde, mais non. Malek appréciait tout le monde et il avait un sourire ou un mot gentil pour tous les autres élèves.

Son seul défaut, c'était sa tendance à médire sur les Autres, les sylves. 'Réfractaire à l'autorité et »potentialisateur » de chaos', c'est ce que le professeur Havock nous a donné comme raison lorsqu'ils sont venu le chercher pour lui imposer cette soi-disant Cure Spirituellle. Évidemment, le corps enseignant étant composé d'Autres, aucune figure d'autorité ne se serait donné la peine de contredire les raisons de cette maudite cure.

Malek nous est revenu trois jours plus tard, dans un état indescriptible. Il paraissait bien portant, un peu cerné et pâle, mais il ne semblait pas avoir perdu de poids ou d'avoir de blessures physiques. Mais ses yeux! Ses yeux trahissaient une peur, une terreur, à peine contenue. Il se voûtait devant les professeurs, comme s'il tentait de se faire oublier, et bien sûr, tout le monde l'ignorait, par peur de représailles: Il était interdit de questionner un élève ayant subi une Cure Spirituelle.

Mon père m'a raconté ses jeunes années d'études, avant l'arrivée des Autres. Avant la Grande Réforme. Le corps estudiantin avait une liberté d'expression que jamais, je ne pourrais rêver avoir un jour, même chez moi, hors de l'enceinte du lycée. Les Autres sont partout, après tout. Nous sommes constamment surveillés.

Depuis qu'Olympe a clairement fait savoir sa position en attaquant le Parlement Sylvestre Américain, les sylves sont à l'affût du moindre signe de rébellion chez les humains. Je pense que s'il n'avait pas été mineur, Malek aurait séjourné quelques temps dans un cercueil de contention. Mais punir de façon corporelle un jeune adulte, à peine sorti de l'adolescence, et encore mineur aux yeux de la loi, aurait sans doute poussé trop d'humains à manifester leur mécontentement.

Je rêve d'un monde libéré, et j'ai honte, en même temps, de nous.

Vingt ans… Vingt petites années qu'il leur a fallut pour prendre le contrôle du monde et nous, stupides et trop contents d'avoir eu accès à leur technologie, même de façon restreinte, avons fermé les yeux sur leur prise de pouvoir insidieuse.

J'aimerais qu'Olympe se manifeste plus souvent. Ce sont les seuls à avoir véritablement entrepris quelque chose de concret contre les Autres. Et si Keven revient un jour, je serai le premier à le rejoindre dans la résistance! Je prie chaque jour pour qu'il soit toujours en vie. Je ne pourrais pas perdre un second frère à cause d'eux! «

– L'AN 2335 – PRÉSENT
Amérique du Nord – Régime Gouvernementale Sylve-Américain

Tristan courut, son sac sur l'épaule se balançant furieusement au rythme de ses pas effrénés. Il entendait le bus derrière lui se rapprocher et gagner du terrain. Dans un grognement dû à l'effort, il accéléra sa course.

Le bus le dépassa, puis s'arrêta au coin de la rue, à une centaine de mètres plus loin. Les portes s'ouvrirent pour laisser entrer les quatre élèves qui y montèrent d'un pas traînant. Le dernier étudiant, un grand basané à la chevelure sombre jeta un petit coup d'œil dans sa direction avant de délibérément laisser tomber le contenu de son sac au sol. Tristan le vit s'excuser avant de se pencher pour ramasser, très lentement, ses cahiers éparpillés sur la route pavée. Lorsqu'il devint évident qu'il n'avait plus rien à ramasser, il prétexta un éternuement, pris son temps pour s'essuyer le nez, puis monta enfin les marches du bus, au moment où Tristan se jetait littéralement sur les portes, en nage.

Madame Perrault lui jeta un regard acerbe, peu dupe, avant de lui faire signe de monter. Le jeune homme s'exécuta en balbutiant des excuses, puis se jeta sur le banc occupé par le même garçon qui avait malencontreusement renversé le contenu de son sac.

– T'en as pris du temps! Un peu plus et je devais faire semblant de m'évanouir!
Un rire claire monta du banc voisin et une jeune fille au physique d'athlète se pencha vers eux, l'œil pétillant.

– Tu n'aurais pas pu, Darel. Tu as prétexté l'évanouissement la semaine passée, tu te souviens? Des plans pour qu'on te passe une panoplie de tests à l'infirmerie du lycée. Madame Perrault est du genre grande gueule quand elle peut feindre de se soucier d'un étudiant malade auprès de Monsieur Parish.

– Mince, c'est vrai! Souffla Darel en se passant une main sur la nuque.

Tristan rit de la mine horrifié du portugais. S'il y avait bien une chose que tout le monde savait, c'était que leur humaine de conductrice de bus avait le béguin pour le nouvel employé sylve en charge de l'infirmerie de leur lycée.

– Remarque, il est pas mal, Glenn Parish, fit la jeune fille près d'eux.

– Ça va pas la tête, Léna? Siffla Tristan. On parle d'un Autre, là!

– Chut! Moins fort, idiot! Le réprimanda Darel. Tu veux qu'on t'entende? Ça ne t'a pas appris à tenir ta langue, de voir l'état dans lequel se trouve Malek?

– Tout le monde sait que je ne les aime pas.

– Peut-être, mais tout le monde ne sait pas à quel point tu les hais, lui répondit Léna en fronçant ses minces sourcils blonds. Inutile de jeter de l'huile sur le feu, non? Malek était un exemple, alors fais comme tout le monde, et tiens-toi à carreau, Tristan!

Le jeune homme soupira et s'enfonça dans son banc, tournant le visage vers la vitre à l'extérieur. Il se sentait mal d'avoir réagi de façon aussi virulente, mais il n'arrivait pas à croire qu'on puisse les trouver beau. Objectivement, les sylves étaient l'incarnation de la beauté.
Par exemple, la nouvelle lubie des fashionista était les modifications corporelles qui leur permettait d'exposer des caractéristiques sylvestres, comme les oreilles en pointes, les pupilles fendues ou alors le grain parfait et la pigmentation surprenante de leur peau qu'on aurait dit recouverte de nacre.

Léna, férue de potins, lui avait dit qu'une mannequin humaine avait été jusqu'à se faire implanter deux prothèses oculaires afin d'arborer l'iris plus larges des sylves, et leurs pupilles fendues à la verticales. Des globes oculaires bioniques, à la place de ses véritables yeux qui avaient pourtant été en parfaite santé. Complètement dingue! Mais il savait, que la plastique sans défaut des sylves n'était qu'une façade; un attrape nigaud. Comme une fleurs à l'odeur sucrée qui attrapait les mouches et les papillons pour ensuite se refermer sur l'insecte imprudent et l'emprisonner entre ses corolles pour mieux le digérer.

Lorsque le bus s'arrêta, il réalisa qu'il s'était perdu dans ses pensées assez longtemps pour faire croire à ses amis qu'il leur en voulait. Ce fut donc avec un sourire pour Léna, et une tape sur l'épaule pour Darel, qu'il quitta le bus pour le lycée, suivi des deux autres.

En classe, leur professeur principal, monsieur Havock, pris rapidement les présences avant de commencer le cours, leur demandant de porter une attention particulière à la matière, car elle serait présente au contrôle de jeudi. Tristan sortit son clavier tactile, alluma l'écran holographique, et entrepris d'enregistrer le cours en lançant la fonction d'écriture automatique tout en ajoutant ici et là quelques annotations personnelles afin de souligner ce qui lui semblait avoir plus d'importance. La matière était ennuyeuse, traitant de l'ancien système politique humain en comparaison avec le système sylvestre, tout en soulignant les mérites et les avantages du dernier et en dénigrant subtilement le premier.

Comme si les sylves détenaient la connaissance infuse! Pensa cyniquement Tristan tout en jetant un regard noir à son professeur.

Regard qui fut malheureusement intercepté par ce dernier qui leva les yeux à ce moment précis. Le sylve cessa de donner la matière et se plongea dans le silence, un sourcil haussé à l'attention de Tristan, qui remua, mal à l'aise alors que les regards des élèves faisaient des allers-retours entre lui et leur professeur.

– Un problème, Tristan? Demanda finalement son professeur.

Près de lui, Darel lui jeta un regard suppliant afin de l'inciter au calme. Tristan l'ignora avant de répondre le plus naturellement possible :

– Non, monsieur Havock. Aucun.

Le sylve haussa un peu plus son sourcil fin avant de poser la tablette tactile qu'il tenait à la main et qui projetait un élargissement de son contenu sur le tableau.

– Vraiment? Insista le sylve. Il me semble pourtant avoir perçu de la colère et du mépris dans votre expression. N'êtes-vous pas d'accord avec les bénéfices apportés par le nouveau système politique?

Tristan se crispa.

C'était ce qu'il y avait de plus effrayant, avec les sylves. Ils parvenaient à décrypter la moindre expression du visage humain. À leur arrivée, on les avait d'abord cru télépathes, avant de comprendre qu'ils étaient simplement si attentifs au moindre détail, qu'ils parvenaient sans mal à décoder la plus petite crispation du faciès humain. En plus d'être extrêmement vigilants, ils étaient vindicatifs et confrontaient sans hésitation une personne s'ils pensaient qu'elles tenaient des pensées allant à l'encontre de l'idéologie véhiculée par leur peuple. Dans ces condition, il était pratiquement impossible de mentir à un sylve.

– Je le suis, monsieur, jusqu'à un certain point, avoua Tristan en espérant ainsi atténuer la virulence de son ressentiment.

– Expliquez-moi, dans ce cas. Je suis curieux.

Le jeune homme se retint de justesse de se mordre les lèvres, mais son professeur afficha un sourire amusé, à peine dissimulé, et il sut que l'Autre se jouait de lui.

– Je… Disons que dans les faits, nous ne savons pas réellement en quoi consistait le système politique d'avant la Grande Révolution.

– Selon vous, ce que nous vous enseignons, serait erroné?

Tristan aurait aimé disparaître. Voilà pourquoi il ne fallait jamais confronter un sylve! Ceux qui parvenaient à les apprécier étaient bénis!

– Je ne dis pas que les enseignements que vous nous donnez sont erronés, monsieur.

– Si nos enseignements ne sont pas erronés, mais que vous soutenez que, et je vous cite 'Nous ne savons pas réellement en quoi consistait le système politique d'avant la Grande Révolution', alors vous croyez peut-être que nous vous cachons des informations? Ou que nous avons biaisé la vérité?

– Non! S'écria Tristan, conscient qu'il se trouvait dans une situation périlleuse. Je veux simplement dire que vous ne connaissiez peut-être pas assez l'ancien système pour être en mesure d'affirmer que… que celui qui est actuellement en place est meilleur. Peut-être qu'ils s'équivalent?

– Nous ne serions pas aussi impliqué dans la politique si nous n'avions pas été en mesure de parfaitement bien comprendre le système politique en place avant la Grande Réforme, Tristan. Comprenez bien que pour changer une chose, il faut d'abord la maîtriser. Que l'on parle de simplement changer le goût d'un aliment ou alors de diriger un gouvernement, il faut s'approprier la matière à changer et chercher à la comprendre.

– Je… Je suis désolé, monsieur Havock. Simplement…

– Prenez ce petit intermède comme une leçon d'humilité, vous tous, le coupa le sylve en se désintéressant de lui. Je suis ici pour vous éduquer, et l'éducation passe autant par la transmission de mes connaissances que par ma volonté à faire de vous de bons citoyens et des adultes responsables.

– Sauf votre respect, monsieur Havock, reprit Tristan en fronçant les sourcils, je souhaitais m'excuser d'avoir insinué que vous puissiez volontairement omettre une partie de la vérité, mais j'aimerais toutefois mentionner qu'en nous imposant un régime aussi stricte et totalitaire que celui qui est en place, vous incitez les gens à la méfiance. Comment devenir des adultes responsables et de bons citoyens lorsqu'on nous formate à une seule école de pensée? Comment être sûr qu'elle est la bonne et qu'elle nous convient?

Le sylve le fixait à présent, toute trace d'amusement disparue derrière un masque lisse, dénué de toute expression. Le jeune homme réalisa qu'il avait peut-être été trop virulent dans ses propos qui sonnaient étrangement comme ceux tenus par l'Olympe.

À sa droite, Léna était figée par son éclat de révolte. Livide, elle avait plaqué ses mains contre sa bouche et le fixait, horrifiée, alors que Darel, sur sa gauche, était crispé, dans l'attente du châtiment qui n'allait pas tarder à résonner dans la classe silencieuse, pétrifiée par une stupeur générale.

– Je conçois, Tristan, qu'il vous est difficile de nous faire confiance. Je connais les antécédents de votre famille. La mort de votre petit frère fut une erreur impardonnable de notre part. Il aurait dû être pris en charge. Je peux également comprendre que la disparition de votre frère aîné, et les soupçons qui pèsent sur sa personne, peuvent vous inciter à la méfiance et au doute. Mais je vous assure, mon garçon, que notre peuple a à cœur le bien de l'humanité.

Tristan était pâle, à présent. Sa carnation laiteuse, presque neigeuse, était passée à une lividité verdâtre. Il fixait le sylve, en état de choc. Mentionner la mort de son petit frère, puis la disparition de Keven pour excuser ses propos, était d'une telle mesquinerie, qu'il se sentit passer de l'état de choc à la rage. Ses joues se colorèrent de rouge et il serra les poings à s'en faire blanchir les jointures.

– Ces informations sont privées! Siffla-t-il. De quel droit vous permettez-vous de les mentionner ici? C'est la faute des Autres, si Liam n'a pas été correctement pris en charge! C'est un Autre qui a signé les papiers pour lui refuser les soins adéquats! Et c'est à cause de cela que Keven s'est porté… est porté disparu, se reprit-il.

Le sylve soupira.

– Votre colère est justifiée, mais ne devenez pas un problème, Tristan. Pour votre propre bien.

– Sinon quoi? Vous allez m'envoyer en cure? Comme Malek? Ça ne fera que confirmer ce que je dis! Vous êtes des tyrans! Dois-je mentionner toutes les horreurs que vous avez commises depuis votre prise de pouvoir? Vous avez banni toutes les anciennes langues pour imposer la vôtre et vous avez aboli les religions et les cultes en place, jusqu'à détruire des églises et des temples dont certains constituaient des monuments historiques plus que religieux. Vous allez jusqu'à imposer ces cures spirituelles, un mot bien trompeur, quand l'on voit ce que ces cures causent aux personnes qui y sont soumises. C'est de la torture psychologique! Dois-je mentionner les enfants qui sont enlevés à leur famille pour être reconverti en chiens fidèles? Et vous nous demandez ensuite d'accueillir à bras ouverts les Autres?

Il se tut, à bout de souffle, les yeux emplis de larmes de colère, et posa sur le sylve un regard chargé de rage et de mépris.

– Vous dépassez les limites, Tristan. Asseyez-vous!

Tristan ouvrit la bouche afin de répliquer, avant de réaliser qu'il s'était effectivement levé dans sa colère et qu'il avait renversé sa chaise derrière lui dans son brusque mouvement. Pas moins d'une vingtaine de paires d'yeux le fixait. L'ébahissement était l'expression la plus courante qu'il décela, mais il vit aussi quelques lueurs admiratives filtrer entre une majorité de regards de reproche. Malek, tout au fond de la classe, fixait son pupitre, silencieux et tremblant, comme s'il craignait que la colère du sylve se reporte sur lui alors que sa présence était aussi imposante qu'un courant d'air.

– Je préfère sortir du cours, le défia le jeune homme.

– Dans ce cas, monsieur Parish va vous accompagner à mon bureau.

Le jeune homme tourna vivement la tête en direction de la porte d'entrée. L'infirmier en chef attendait effectivement à la porte avec un calme détaché, comme si la situation ne l'atteignait pas, magnifique dans sa blouse blanche qui rehaussait la blondeur dorée de sa chevelure et la carnation opaline de sa peau. L'apparence fragile du sylve était cependant trompeuse. Tristan l'avait déjà vu séparer deux bagarreurs aussi facilement que s'il avait mis fin à un combat entre deux chatons.

Trop fier, Tristan haussa les épaules, feignant l'indifférence, et sortit de la classe sous les regards médusés ou horrifiés de ses camarades et rejoignit le sylve qui le mena en silence jusqu'au bureau de monsieur Havock. Il ferma la porte derrière eux et se posa dans un coin de la pièce dans une attitude nonchalante.

– Assieds-toi, lui dit-il. Ton professeur a encore une heure de cours à donner.

L'adolescent s'exécuta, étrangement calme après son éclat de colère. Il se sentait étrangement vide, presque fatigué. Son professeur avait ravivé de douloureux souvenirs en mentionnant Liam et Keven, et il aurait préféré que leurs noms ne soient pas énoncés de façon aussi détaché par un Autre.

Lorsque la porte du bureau s'ouvrit, il sursauta, ne s'étant pas rendu compte du temps passé. Son professeur principal entra dans le bureau, suivi par la Doyenne Montgomery. La sylve dépassa le professeur, sans un regard pour ses deux confrères, prenant plutôt place au bureau de monsieur Havock, face à Tristan. Elle croisa les mains sur la surface de bois poli et se pencha vers lui, plongeant son regard cuivré dans les deux prunelles claires du jeune homme.

– Je tiens tout d'abord à m'excuser au nom de monsieur Havock, commença-t-elle.

– Hein? Laissa tomber Tristan, très peu brillamment.

– Monsieur Havock était en tord. Entre un sylve âgé de plus d'un demi-millénaire et un adolescent de dix-sept printemps, je m'attendais à ce que des deux, ce soit le professeur qui fasse preuve de maturité. Hors, monsieur Havock, plutôt que d'ignorer votre expression de colère au moment de donner sa matière, a préféré vous confronter.

– D'accord? Fit le garçon.

Il ne savait plus s'il devait ouvrir la bouche de stupeur ou écarquiller les yeux d'incompréhension. Au final, il fit les deux.

– Comprenez-moi bien, Tristan. Je ne cautionne ni vos paroles, ni vos réactions. Mais nous ne pouvons vous empêcher de vous montrer méfiant à notre égard, voire désapprobateur. Nous ne pouvons également vous reprocher d'afficher vos sentiments dans vos expressions si la matière que nous enseignons va à l'encontre de vos valeurs. Vous êtes humains, et un humains à peine sorti de l'enfance. Vous demander de rester de marbre face à un sujet qui vous touche serait stupide. Vous avez le droit de ne pas adhérer à la politique sylvestre et monsieur Havock aurait dû poursuivre son cours sans marquer de pause pour vous confronter de façon si puérile. Le Mouvement Humanitaire d'Indépendance prouve d'ailleurs que tous les humains ne nous sont pas favorable. Vous étiez parfaitement en droit d'afficher cette expression.

Tristan hocha la tête, ne sachant pas trop quoi répondre à ce long monologue. La doyenne reprit d'un ton presque ennuyé:

– Mentionner vos frères était également un acte mesquin, mais également une violation de votre vie privée. Monsieur Havock sera sévèrement puni pour avoir divulgué des informations confidentielles.

– Merci, souffla le jeune homme, le cœur serré.

– De votre côté, poursuivit la sylve, manquer de respect à votre professeur, lui tenir tête devant une classe entière et tenir des propos diffamatoire…

– Je n'ai pas tenu de propos diffamatoire! La coupa Tristan.

La doyenne haussa un sourcil, agacé.

– Je me demande bien où se trouve votre bon sens aujourd'hui, Tristan. Vous n'avez jamais été un élève effacé et nous avons toujours été au courant de votre position par rapport aux nôtres. Néanmoins, si cela peut vous rafraîchir la mémoire quant à vos actes, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous visionniez l'enregistrement de votre altercation avec monsieur Havock.

Elle sortit tranquillement une petite tablette tactile de la poche de son veston et la posa sur la table, en direction du mur blanc sur le côté du bureau, prévu à cet effet. Aussitôt, Tristan se vit tel qu'il avait été lorsqu'il avait confronté son professeur; sourcils froncés, regard acéré, mâchoire serrée et poings fermés… Il ne se reconnut pas.

» Sinon quoi? Disait sa réplique holographique. Vous allez m'envoyer en cure? Comme Malek? Ça ne fera que confirmer ce que je dis! Vous êtes des tyrans! Dois-je mentionner toutes les horreurs que vous avez commises depuis votre prise de pouvoir? Vous avez banni toutes les anciennes langues pour imposer la vôtre et vous avez aboli les religions et les cultes en place, jusqu'à détruire des églises et des temples dont certains constituaient des monuments historiques plus que religieux. Vous allez jusqu'à imposer ces cures spirituelles, un mot bien trompeur, quand l'on voit ce que ces cures causent aux personnes qui y sont soumises. C'est de la torture psychologique! Dois-je mentionner les enfants qui sont enlevés à leur famille pour être reconverti en chiens de parade? Et vous nous demandez ensuite d'accueillir à bras ouverts les Autres? «

La doyenne éteignit la tablette et le fixa durement.

– Niez-vous toujours avoir porté des propos diffamatoires? Demanda-t-elle.

Tristan fronça les sourcils et releva le menton, la défiant ouvertement. Au point où il en était, il ne doutait plus qu'il serait sévèrement corrigé. La cure ne faisait plus aucun doute. Quitte à subir leurs tortures mentales, aussi bien que ce soit pour une bonne raison!

– Je pense chaque mot que j'ai dit. Je ne vois pas en quoi mes propos étaient diffamatoires. C'est la stricte vérité!

– Vous nous avez traité de tyrans, mais nous n'en sommes pas, Tristan. Nous n'accepterons pas que des paroles mensongères puissent nuire à tous les efforts que nous fournissons afin de diminuer les préjugés raciaux. De plus, les élus que vous avez mentionné ne sont pas enlevé à leur famille. Ces familles signent une décharge légale qui nous permet de les accueillir. Les traiter de chiens de parade est hautement insultant. Nous accordons beaucoup de valeurs aux élus; ils nous sont précieux et nous les chérissons. Vous le savez, pourtant. Il me semble bien que vous avez suivi le cours vous expliquant les procédures légales de l'adoption d'un élu.

– Si tout se passe dans le consentement, alors expliquez-moi pourquoi ces élus reviennent différents? Personne ne nous a expliqué cela.

– Il me semble que oui. L'enseignement qu'ils reçoivent…

– À d'autres, mais pas à moi! Cracha Tristan. J'ai déjà vu comment se passe le rapt d'un élu potentiel il y a deux ans et je vous garantis qu'il était loin d'être consentant!

La doyenne garda les lèvres scellées, mais le jeune homme remarqua qu'elle avait légèrement plissé les yeux. Derrière lui, il perçut le mouvement indistinct de l'infirmier en chef. En jetant un bref coup d'œil, Tristan vit qu'il s'était éloigné du mur et avait décroisé les bras. Quant à monsieur Havock, il le fixait intensément.

– C'est la peur de l'inconnu qui les pousse à réagir ainsi, Tristan. Vous aussi, vous seriez terrifié. Mais chaque élu revient avec un cœur serein suite aux enseignements qui lui ont été donnés. Ils pourraient tous en témoigner, l'informa la doyenne Montgomery.

– Ça s'appelle du lavage de cerveau! Cracha le jeune homme.

Il se sentait dans la peau d'une proie, entouré par trois sylves qui le dépassaient tous de plusieurs centimètres.

– Sachez que vous aggravez votre cas, siffla la doyenne en le toisant.

Et Tristan recula malgré lui, mais son dos rencontra le torse de monsieur Parish, qui le saisit par les épaules d'une poigne d'acier, le faisant grimacer.

– Je… maintiens ce que j'ai dis, souffla-t-il.

– Une Cure Spirituelle vous fera le plus grand bien et remettra un peu d'ordre dans vos idées confuses, Tristan. Vous serez très calme, à votre retour.

– Mes parents ne vous laisseront pas faire! Cracha-t-il.

– Vos parents seront mis au courant après les cours pour votre cure. Nous ne demandons aucune autorisation.

Le jeune homme comprit alors comment Malek avait pu se sentir. Il se débattit, lorsque l'infirmier le plaqua face contre mur et lui ramena les bras dans le dos, puis poussa un cri alors qu'il avait l'impression que ses épaules allaient se disloquer sous la pression.

– Vous n'avez pas le droit! Cracha-t-il en tentant de donner des coups de pieds en direction de l'entre-jambes de monsieur Parish.

– Nous avons tous les droits, Tristan, lui répondit la doyenne alors qu'elle plaçait calmement une fiole de verre dans la cavité d'une seringue à piston.

– Je jure que vous allez le payer, hurla-t-il, furieux.

La sylve se contenta d'appuyer l'extrémité de la seringue contre sa gorge. Tristan rugit et donna un violent coup de tête vers l'arrière, arrachant la seringue à piston des mains de la doyenne qui recula, surprise. Aussitôt, monsieur Havock lui agrippa les cheveux et lui pressa la joue contre le mur blanc. Aveuglé par la rage, l'adolescent leva les pieds, soutenu seulement par la poigne qui lui maintenait les bras dans le dos, et appuya ses pieds contre le mur avant de se donner une brusque poussée. Monsieur Havock n'eut d'autre choix que de le lâcher pour soutenir son collègue qui venait de chuter. Tristan, privé des mains qui le maintenaient une seconde plus tôt, s'écrasa violemment sur le bureau.

Il y eut un choc sourd.

Puis plus rien.

Échevelée, Stella Montgomery replaça sa courtes mèches noires derrière ses oreilles en pointe, avant de jeter un regard ébranlé vers le corps frêle immobile au sol. Une furie! Cet adolescent était une véritable furie!

Glenn lui passa alors sous le nez, se précipitant auprès du jeune humain. Il posa deux doigts sous sa carotide, à la recherche d'un pouls, avant de soupirer de soulagement lorsqu'il le trouva. Il palpa ensuite précautionneusement le crâne du garçon, à la recherche de la moindre fêlure. Il ne trouva qu'une bosse au niveau de l'occipital, sans doute causée par le coin du bureau qu'il avait percuté. Elle ne tarderait pas à prendre la grosseur d'une prune d'ici quelques minutes. Puis, il grimaça en sentant ses doigts glisser dans un liquide visqueux. Il les retira tachés de sang. Secouant la tête de consternation, il retourna très doucement le jeune homme inconscient et trouva une écorchure sur sa joue enflée et déjà bleuie, là où son visage avait frappé le sol en tombant.

– Ce petit est plein de surprises, dit-il en terminant de vérifier son cou, puis ses épaules et ses omoplates, à la recherche de la moindre blessure supplémentaire. Je vais devoir m'assurer qu'il ne garde aucune trace de ses blessures avant qu'il soit retourné à ses parents.

Il repéra un poignet enflé et après une courte inspection, fut rassuré de ne pas sentir d'os endommagé.

– C'est un petit monstre! Cracha Frances Havock.

– C'est un élu potentiel, Havock, le réprimanda doucement Glenn. Il a du caractère et une volonté farouche. Je ne doute pas qu'il réussira les tests. Personne ne passe les tests sans avoir un caractère de cochon et une détermination qui frôle la bêtise. Je suis simplement surpris qu'il ne vous ait pas confronté plus tôt. Je pensais que sa haine des sylves le pousserait bien avant à vous défier.

– Ce n'est pas faute de ne pas avoir essayé, soupira Havock en remettant enfin un peu d'ordre dans sa tenue. J'ai été volontairement méprisant dans mes paroles depuis que les tests de la personnalité de septembre ont été examinés. Je l'ai confronté chaque fois qu'il m'en a donné l'occasion, mais ce garçon cache très bien son jeu. Normalement, il passe le cours si concentré sur ma matière qu'il ne se laisse pas le temps d'y réfléchir.

– Mentionner ses frères aura sans doute été la clé pour le pousser à bout, dit la doyenne en se penchant pour dégager le front du garçon des mèches noires en bataille. Il est très agréable à regarder, son physique correspond aux critères de beauté des élus. J'espère que le Régent y trouvera son bonheur.

– Je vais l'emmener à l'infirmerie et le soigner. Je laisse le soin à mon équipe de préparer le cercueil d'immersion. Nous passerons les tests d'ici deux petites heures.
D'un geste fluide, il souleva l'adolescent inconscient et d'un mouvement délicat du bras, parvint à lui caler la tête contre son torse.

– Tous les élèves devraient se trouver en classe, en ce moment, lui dit Havock. Je ne pense pas qu'à peine cinq minutes après le début des cours un élève ait eu la subite envie d'une pause pipi.

Glenn hocha la tête et quitta le bureau, portant son précieux fardeau entre les bras.