Le paysage défilait devant moi, d'un côté plat et rocailleux qui formait un mur naturel de roc, de l'autre entièrement perdu dans un horizon infini tranché par une fine ligne régulière entre un ciel limpide en haut et l'Atlantique en bas.

Nous longions la falaise depuis ce qui me semblait être des heures, toujours en bordure de cet océan interminable d'un bleu si profond qu'il me semblait noir et sans fond.

L'océan me terrifiait depuis longtemps, maintenant.

Pour moi, il était ce que les limbes et les abysses étaient aux chrétiens.

J'évitais donc de le regarder, même si fixer les lignes blanches de la route accentuait encore plus le mal du transport dont je souffrais que si je m'étais contenté d'observer cette espèce de marre saline infinie sur ma droite.

– Hâte d'arriver? Me souffla ma tante avec une bonne humeur que j'estimais exagérée.

La dernière fois qu'elle et moi nous étions vus, c'était lors du réveillon de Noël quatre ans plus tôt alors qu'elle était en pleine phase de divorce. Ses deux enfants passaient les fêtes chez leur père et comme elle était seule, mes parents avaient acceptés son invitation à aller passer toute une semaine en sa compagnie. Ces sept jours resteraient gravés dans ma mémoire comme étant les plus longs, froids et les plus ennuyeux que j'avais passés durant toute mon existence.

– Mmm… Fis-je pour toute réponse.

Elle me jeta un bref coup d'œil avant de retourner à la route.

– Terry et Lorraine seront là, m'informa-t-elle, heureuse. Ils passent les vacances d'été à la maison. Ils ont hâtes de te voir.

Je retins de justesse une grimace.

Je doutais fort que Lorraine ait « hâte » de me rencontrer. Je ne l'avais vue que cinq ou six fois ces dix dernières années et de ce que j'avais entendu des brèves conversations téléphonique entre mon père et ma tante, elle avait encore moins l'esprit de famille que moi, ce dont sa mère se plaignait. Quand à Terry, le cauchemar de toutes mes nuits d'enfance, je me demandais simplement si le mot « hâte » se rattachait à « hâte de me rendre la vie infernale ».

Enfant, je passais presque toutes mes vacances d'été chez Tante Marjorie.

La dernière fois, c'était quand Terry m'avait poussé du haut de la falaise et que j'étais tombé dans l'océan. C'était un pêcheur qui avait plongé pour me sortir de l'eau alors que j'étais inconscient. Je ne me souvenais plus de la raison qui l'avait convaincu que de me projeter tête première dans l'océan Atlantique serait la bonne solution pour résoudre ses problèmes, mais le résultat était là : je vouais désormais une haine tenace envers mon cousin et ce dernier semblait me la rendre au centuple sans que je sache pourquoi. Après tout, je n'avais jamais déballé toute l'histoire et l'événement était passé pour un « accident ». Par la suite, chaque fois que j'avais croisé Terry dans une fête familiale ou une simple visite, j'avais senti mon ventre se nouer de peur et mes genoux s'affaiblir. La sueur recouvrait mon front et je devais m'éloigner pour éviter de tomber dans les pommes.

J'avais évité la présence de Terry ces cinq dernières années, mais j'avais seize ans, à présent; je n'étais plus un enfant. J'avais passé le stade d'être facilement impressionnable.

– Je crois que le petit ami de Lorraine doit être arrivé, à présent, m'informa tante Marjorie. Il s'appel Kevin. Un gentil garçon, tu devrais l'apprécier. Il est plutôt calme et effacé comme… heu… comme personne.

« Comme toi » furent les mots qu'elle ne dit pas, mais dont j'étais sûr qu'elle pensa. Effacé, l'étais-je vraiment?

J'étais d'un naturel calme et renfermé, oui.

Lorsque les discussions entre mes parents devenaient houleuses à la maison, je préférais encore monter à ma chambre et me brancher sur mon ipod plutôt que sortir de la maison en hurlant que j'en avais marre de les entendre s'insulter mutuellement. Leurs querelles n'étaient pas les miennes et sincèrement, je pensais qu'ils auraient dû divorcer des années plus tôt au lieu de se faire une guerre perpétuelle qui allait de la cuisine à la chambre à coucher en passant par le salon.

Premièrement, je n'aurais pas à supporter leur mauvais caractère ni leurs tentatives insistantes de me faire prendre le parti de l'un ou de l'autre et deuxièmement, j'aurais la sainte paix. Une paix composée de silence et de solitude.

Apparemment, pour une fois, mes géniteurs en étaient arrivés à une conclusion similaire en ce qui me concernait : m'exiler pour mieux se faire la guerre cet été : une guerre sur papier dont ils étaient certains que j'étais trop bête pour savoir ce qu'ils comptaient concrétiser après des années de cris et d'injures, et que mèneraient deux avocats surpayés.

Le divorce, enfin!

À mon retour de vacances, j'étais certain qu'on m'offrirait le choix entre vivre chez « papa » ou chez « maman » et passer une fin de semaine sur deux chez l'un ou l'autre. Personnellement, ça m'importait peu.

Mon père comme ma mère travaillaient comme des forcenés, faisaient un paquet de fric et je voyais plus souvent notre femme de ménage qu'eux. Alors l'un ou l'autre… que m'importait? J'irais dans un esprit pratique chez celui qui m'offrirait le style de vie qui me conviendrait le mieux. Autrement dit : celui qui serait le moins présent possible à la maison. Ou peut-être celui qui habiterait le plus proche de mon lycée privée? Je ne m'étais pas encore décidé.

Au final, je n'étais peut-être pas effacé; juste indifférent et fatigué du stress parental.

– Ils sont ensemble depuis longtemps? Demandai-je, histoire de paraître poli.

Ma tante acquiesça :

– Un peu plus de deux ans. Ça m'a l'air sérieux.

Je ne lui dis pas que je pensais qu'à vingt-quatre ans, il était plus que temps qu'on se case dans une relation un temps soit peu sérieuse. D'autant plus quand on s'appelait Lorraine Bégin et qu'on s'était déjà fait passer dessus par la moitié de la population masculine de ce bled, l'autre moitié étant soit trop jeune, soit trop vieille, soit marié et encore… Je ne comptais plus toutes les fois où, gosse, je l'avais surprise à quatre pattes dans le foin de la grange avec entre les jambes une mocheté qui s'activait à force de grognements à faire entrer et sortir sa queue bandée avec en prime une paire de couilles qui claquait allègrement contre les fesses rebondies de ma cousine. Avec une réputation pareille, je me demandais comment elle avait pu dénicher un mec qui ne pensait pas qu'à se taper son entrecuisse.

– Kevin va à la même université que Lorraine, jugea bon de m'apprendre ma tante, en toute innocence.

Mystère résolu.

Kevin n'était pas du tout au courant des aventures épiques que ma cousine avait menées dans la grange à se battre avec l'élastique de sa petite culotte et la braguette de pantalon de son mec du moment.

De toute façon, qu'il soit au courant ou non, l'expertise de Lorraine dans le domaine de la « pipe-rapide-en-tout-lieu-toute-heure-de-la-journée » devait le rendre heureux.

– Il étudie en ingénierie informatique.

– Ha…

Une courbe particulièrement vicieuse de la route me donna un haut-le-cœur et tante Marjorie, me voyant verdir à vue d'œil, appuya sur le bouton automatique de l'ouverture de ma fenêtre. Je m'empressai de mettre la tête dehors, de fermer les yeux et de me concentrer sur le vent fouettant ma figure. Des odeurs d'iode, de poissons et d'air frais rappelèrent à mon souvenir les courses effrénés que nous menions, Terry et moi, au bord de la plage. Nous étions souvent accompagnés par une bande d'enfants du village que je ne connaissais pas, mais dont la présence me satisfaisait. À cet âge, l'amitié est une chose fragile et éphémère qui se forme aussi rapidement qu'elle se dissout.

Je me souvenais plus particulièrement d'un gamin qui vivait plus en retrait du village de l'autre côté de la falaise. Tous les matins, il nous attendait à la crique où nous nous baignions et partait tard le soir, souvent au moment où Terry et moi quittions la plage pour retrouver tante Marjorie lorsqu'elle nous hélait de la maison. Il était le seul qui osait plonger du haut de la falaise, celle-là même où mon cousin m'avait poussé, le seul qui nageait plus loin que les bouées orange pour annoncer aux bateaux qu'ils approchaient d'un fond surélevé et le seul qui restait aussi longtemps immergé sous l'eau. Son nom ne me revenait pas, mais ses yeux, par contre, étaient encore imprégnés dans ma mémoire : bleus d'outremer entourés d'un mince anneau lapis-lazulis, ils étaient saisissants et en me les remémorant, beaucoup trop sagaces et matures pour ceux d'un enfant de six ans.

– Tante Marjorie?

– Mmm?

– Je ne sais pas si tu te souviens, mais quand je venais ici durant l'été, Terry et moi étions toujours avec une bande d'enfants sur la plage.

Elle rit.

– Si je me souviens? Vous criiez et couriez sur la plage en vous lançant des algues et des entrailles de poissons que vous voliez dans le bateau du vieux Martin quand il avait terminé d'évider ses poissons. Vous reveniez puants et visqueux à la maison.

– Il y avait un garçon qui jouait avec nous, il habitait de l'autre côté de la falaise près de la crique.

Je me tournai vers elle et la vit froncer les sourcils de concentration. Puis, elle grommela un « Ha, oui! Celui-là » avant de répondre :

– Je crois qu'il habitait la maison des Carol. Ils étaient famille d'accueil.

– Famille d'accueil? M'étonnai-je.

– Ils l'ont gardé quelques années puis le garçon est parti.

– Pourquoi?

– Je ne sais pas exactement. Peut-être qu'ils l'ont changé de foyer d'accueil ou que ses parents ont réussi à le reprendre. Qui sait ce qui se passe vraiment dans ce genre de situation. Pauvre enfant, se désola-t-elle en secouant légèrement la tête.

Quant à moi, je restai muet et m'enfonçai dans mon siège. Tante Marjorie referma la fenêtre à l'aide de ses boutons électriques et nous gardâmes le silence jusqu'à ce qu'au loin, en contrebas de la falaise, un petit village apparaissent. Il ne devait pas y avoir plus de mille habitants, un peu plus en ce moment étant donné que nous étions en début de période estivale et que les touristes venaient en visite, attirés par des promenades en zodiac pour espérer apercevoir le bout d'une queue de baleine s'enfoncer dans les remous paresseux de l'océan. Personnellement, ce genre d'excursion en haute mer n'était pas pour me tenter et je laissais cela aux visiteurs curieux qui aimaient fricoter avec les poissons géants susceptibles de les faire chavirer d'un malencontreux coup de nageoire.

Très peu pour moi, merci.

Tante Marjorie descendit rapidement la petite côte que formait le pied de la falaise et une minute plus tard, nous roulions au milieu du village, salué de la tête ou à vive-voix par tous ceux qui connaissaient ma tante. Bref, tout membre du village se trouvant en vue levait la main à notre intention. Ma parente tenait une boutique de location de bateaux d'occasion et d'accessoires pour la pêche et comme pratiquement tout le village vivait de pêche et de tourisme, sa boutique était loin de faire faillite. Par saisons froides, elle s'occupait principalement de réparer les équipements endommagés et, curieusement, tenait une garderie d'hiver pour les couples en voyage au pays des palmiers ne désirant pas se trimbaler la marmaille.

– Nous sommes arrivés, soupira-t-elle en se stationnant dans l'allée centrale.

Je levai les yeux sur l'habitation et une étrange nostalgie me prit à regretter tous les étés de rires et de jeux que j'avais passés ici avant l'incident de la falaise. J'y avais passé les plus belles années de ma vie et le plus désastreux moment de ma courte existence.

La maison ressemblait plus à un chalet de luxe aux immenses baies vitrés, au toit en triangle et entouré d'une large mezzanine, perché sur une corniche surplombant la mer. Pas tout à fait une falaise : plus une bute haute dont les escaliers de pierre s'enfonçant dans la pente escarpée menaient à la plage en contrebas. Plus loin sur la droite, la bute s'affinait pour devenir un terrain plat d'herbes rases et était coupée par un escarpement de rochers. Là se trouvait le quai et je me souvenais qu'en y plongeant, on pouvait difficilement atteindre le fond de roches et de sable de l'eau glacée et froide de l'océan. Un petit bateau à moteur y était amarré, rouge métallique. Derrière la maison, il y avait la grange qui semblait voir été rénovée depuis ma dernière visite. Elle devait contenir kayaks, canots et tout le toutim qui flottait sur l'eau et avançait à l'aide d'un moteur, d'une voile ou de rames. L'entrée de gravier menait au garage de la maison, garage sans doute occupé par l'équipement de sports et de camping de ma tante en plus de quelques vieilleries héritées de ses grands-parents valant sans doute une petite fortune. Tante Marjorie était la seule de la famille qui fût resté à Grand-Bank. Ses parents et ma mère étaient partis vivre à Vancouver.

En sortant, je me rendis à l'arrière de la voiture et ma tante ouvrit le coffre pour m'aider à sortir mes bagages. Des vêtements, un nécessaire à toilette, quelques bouquins et des tonnes de crayons, de peinture, de sacs contenant des toiles vierges et des cahiers à dessin. Ne m'ayant pas aidé à empaqueter mes effets dans sa valise, ma tante s'étonna :

– J'ignorais que tu étais artiste, Luka.

J'haussai les épaules.

– Pas vraiment, c'est juste un passe-temps.

Elle sembla perplexe, mais n'insista pas, comprenant que je ne m'épancherais pas sur ma passion pour le simple plaisir de gaspiller du temps et de la salive.

– Tu as besoin d'aide pour monter tout ça?

– Non, merci.

Je lui pris ma poche de linge des mains et la précédai jusqu'à l'entrée après avoir gravi le petit escalier de bois menant au gigantesque balcon entourant la maison. Elle ouvrit la porte et je la suivis dans ce qui était une entrée donnant d'un côté sur une cuisine spacieuse et lumineuse et de l'autre sur un vaste salon décoré légèrement de quelques tableaux colorés sur fond blanc et de quelques vases éparses contenant des fleurs artificielles. Le tout dans un décor moderne et contemporain à la fois qui incitait au repos et à la détente. Un foyer au gaz encastré dans le mur baignait la pièce dans une douce chaleur. Enfoncé dans l'un des divans de cuir blanc, Terry fixait l'écran de son ordinateur portable, ses écouteurs aux oreilles. Il ne nous avait apparemment pas vus entrés et je m'empressai de monter à l'étage en contournant le mur de l'entrée pour m'engouffrer dans la cage d'escalier lambrissée de bois. La chambre d'invité se situait en face de la chambre des maîtres de l'autre côté d'un couloir, ce dernier ouvert d'un côté et donnant accès à une rambarde. Je vis mon cousin s'entretenir avec Marjorie puis lever les yeux et filai droit à ma chambre, guère désireux de rencontrer son regard. Une fois à l'abri, la porte fermée, je déballai mes effets, pliant mon linge ou le suspendant dans la garde-robe, défaisant ma trousse de toilette pour serrer le tout dans l'armoire de la petite salle de bain privée de ma chambre. Je défis ensuite mon matériel de dessin et de peinture que je serrai dans un coin de la chambre puis j'allai prendre une douche rapide pour me laver de la sueur accumulée au cours du long voyage qui m'avait mené jusque dans ce bled perdu en bordure de l'océan, là où je tenais le moins à me retrouver, plongé dans mes souvenirs d'enfance.

La douche terminée, je m'emparai du sèche-cheveux et entreprit de sécher et de démêler mes longues mèches d'un noir artificiel, parsemées ici et là de bleu électrique. Peignée, mon épaisse crinière m'arrivait un peu en haut des épaules dans un bel ensemble de dégradé. J'aplatis mes cheveux, plaçai ma franche de façon à ce qu'elle retombe sur mon front et encadre le côté gauche de mon visage puis hérissai l'arrière de ma tête en un petit coq figé en pointes à l'aide de gel et de fixatif. Je me brossai vigoureusement les dents, n'ayant pu le faire lors du voyage et enfilai prestement mes sous-vêtements puis une paire de jeans foncés retenus à la taille par une ceinture cloutée blanche, un t-shirt noir juste assez large pour cacher l'étroitesse de mon corps et imprimé en blanc de la mention «Don't be shy with death, she'll take you anyway…» avec un logo de tête de mort souriante dans le dos. Je passai ensuite une chaîne en argent, courte aux maillons épais, à mon cou, un simple anneau à mon annulaire droit et me regardai dans la glace. Le reflet qu'elle me renvoya fut celui d'un garçon faisant un peu plus jeune que son âge, au teint blafard, aux yeux cernés, aux prunelles d'un gris presque noir semblables au charbon, et au regard fatigué et terne. Même mes lèvres étaient pâlichonnes. Je fronçai les sourcils, déçu de ce que je voyais dans le miroir, puis renonçai à me donner un semblant d'expression sur le visage. Je n'étais pas d'un naturel enjoué et expressif et je ne voyais pas pourquoi je devrais tenter de l'être ici plus qu'ailleurs. Je me détournai donc de mon reflet patibulaire et dépressif et revint dans la chambre. Par la fenêtre, j'observai le long terrain plat et herbeux de la petite colline puis l'escarpement rocheux et enfin le quai. Les eaux noires qui l'entouraient me donnèrent des frissons et je dus me détourner, pris de malaise.

Des coups discrets frappés à ma porte m'obligèrent à reprendre contact avec la réalité et je chassai les mauvaises pensées pour aller ouvrir à ma tante qui m'appelait doucement.

– Tante Marjorie, fis-je en m'écartant légèrement pour la laisser passer.

Elle sourit en voyant mes sacs vides, comprenant que je m'étais installé.

– Le repas est servi. Nous mangeons sur la terrasse. Hamburgers, ça te va?

– Oui.

– Viens nous rejoindre quand tu seras prêt.

Elle sortit sans perdre son sourire.

Je me demandais ce qui pouvait la rendre heureuse au point de sourire sans raison particulière. Pour moi, sourire relevait plus de l'étirement musculaire qui vous donnait des crampes et des fourmillements désagréables dans les mâchoires. Disons que je n'étais pas un grand adepte de ce genre d'exercice facial.

Descendant à la cuisine, je les vis effectivement installés sur la terrasse autour d'une table ronde. Pour s'y rendre, il fallait emprunter la porte du patio puis les quelques marches arrières de la mezzanine menant au jardin. Là, sur un sol dallé formant un joli cercle de rose pastel qu'était la petite terrasse, le jardin foisonnait de fleurs et d'arbres. Il me fit penser à un petit bosquet au centre d'une forêt. Les arbres préservaient en grande partie l'intimité de ceux désirant s'offrir un bain de soleil tout en se remplissant le ventre. En voyant la place libre qui m'avait été réservé, je soupirai à la fois d'apaisement et de fatalisme. Je me trouvais dos à l'océan, une vue dont j'étais plutôt soulagé de devoir me passer. Par contre, Terry était assis sur ma gauche, Lorraine à ma droite. Une chaise avait été ajoutée pour Kevin et je détaillai ce dernier : grand, les cheveux châtains clairs, le visage carrée et les yeux pâles, il était d'un naturel hâlé et riait de façon spontanée et décontractée. Le genre de mec simple et franc pourvu d'un charisme charmant, juste assez entiché de sa copine pour avoir l'air un peu naïf. Il riait principalement des plaisanteries de Lorraine et Terry, pas assez fort cependant pour attirer l'attention.

Calme et effacé.

Tante Marjorie avait eu raison sur ce point.

Celle-ci était d'ailleurs assise à l'autre bout de la table, face à l'océan. Je ne m'étonnais pas de son choix. D'aussi longtemps que je me souvienne, ma tante avait toujours été plus amoureuse de ce vaste océan, aussi inaccessible lui soit-il, que de son propre mari. Ils s'étaient divorcés pour cette raison : mon oncle souhaitait déménager pour offrir aux enfants l'occasion de s'épanouir avec tous les bénéfices qu'apportaient la grande ville et Marjorie refusait de le suivre. Ils s'aimaient sans doute encore dans ce qui devait être un peu plus que de l'amitié: il n'y avait pas eu de querelles et de larmes au moment de la rupture. Juste des sourires désolés. Pas comme mes parents.

Résigné à affronter des gens que je n'avais plus revus depuis longtemps, je sortis dans la cours arrière et descendis à la terrasse. En me voyant, Marjorie s'empressa de se lever pour aller chercher un hamburger encore chaud protégé sous un papier d'aluminium et posé sur le grill.

– Nous t'attendions, fit-elle.

Je pris place à l'extrémité de la table, les yeux baissés sur mon assiette déjà remplie à ras bord de frites.

– Merci, marmonnai-je lorsqu'elle y posa la boulette plate de viande coincée entre les deux morceaux de pain grillé.

J'entendis sa chaise racler, signe qu'elle se rasseyait.

– Heu… Peut-être que nous pourrions faire les présentations? Suggéra-t-elle. Kevin, voici mon neveu, Luka Pronovost. C'est le fils de ma soeur, je t'en avais déjà parlé, je crois? Et Luka, je te présente Kevin Savaria.

– Heureux de te connaître, Luka, fit Kevin en me souriant chaleureusement. Marjorie a beaucoup parlé de toi. Elle m'a dit que tu venais passer tout l'été avec nous?

– Oui.

Malgré son sourire, je ne le lui rendis pas. Je baissai les yeux sur mon plat et me mit à grignoter une frite du bout des dents. Ce n'était pas par timidité, simplement je ne me sentais pas l'envie de me montrer intéressé à son égard. C'était un manque de politesse flagrant, mais je m'en fichais. Qu'ils pensent tous ce qu'ils voulaient, cela m'était égal.

– J'ai entendu dire que tu peignais.

Je levai les yeux vers Lorraine, surpris qu'elle m'adresse la parole. Pour la première fois, je remarquai à quel point elle avait changé : les cheveux coupés courts, une jolie frange droite lui tombant un peu en haut des sourcils, elle avait grandement mûrie. Je n'avais plus devant moi une adolescente dévergondée, mais une jeune femme épanouie. Très belle, les prunelles noisette, le nez légèrement retroussé et les pommettes rondes, elle était la réplique de sa mère, en plus jeune.

– Un peu, dis-je.

– Tu peints des paysages?

– Parfois.

– Tu serais capable de faire un portrait? Demanda-t-elle.

– Sans doute.

Je la vis jeter un bref coup d'œil vers Marjorie avant de revenir vers moi, son sourire se faisant cependant plus hésitant.

– Tu… Tu es tatoué?

Je la regardai, surpris.

– Parce que tu as tous ces piercings, alors je me disais que peut-être… Tenta-t-elle d'expliquer non sans maladresse.

– Je ne suis pas tatoué.

– Ho…

– Terry a un ami qui travaille dans une boutique de tatouage, n'est-ce pas, Terry?

Mon cousin reposa la frite qu'il était sur le point d'engloutir et se tourna vers moi, l'air renfrogné.

– Mmm… Il dessine des tatouages, répondit-il à contrecœur.

– Quel genre? M'intéressai-je en priant pour que mon visage reste neutre.

– Des trucs japonais : des geishas, des carpes, des fleurs de cerisiers, ce genre de trucs…

– Cool…

Terry grommela une réponse inaudible et se détourna de moi pour s'adresser à Kevin. Notre brève conversation m'avait troublé. Je m'attendais à ce qu'il me crache du venin au lieu de quoi il s'était montré d'une politesse désintéressée semblable à la mienne à son égard. Il fallait croire que lui comme moi avions mûris et que notre haine d'antan s'était muée en détachement. Cela me convenait parfaitement. Même si, en l'observant, je ne pouvais m'empêcher de repenser à ma chute du haut de la falaise, je ne voyais plus en lui un danger imminent. Juste un mec normal qui, enfant, avait eu l'idée grotesque et irréfléchie de parachuter son cousin du haut d'une falaise. La réaction qu'il avait eue pouvait provenir d'une querelle, de la peur ou de n'importe quoi d'autre. Si je ne m'en souvenais plus, je savais par contre que les gosses pouvaient réagir de façon démesurée et incontrôlable. Les seules terreurs qu'il me restait étaient celle de cet océan abyssal et celle de mourir noyé. D'ailleurs, je ne savais ni nager, ni garder mon calme lorsque j'avais de l'eau qui m'arrivait aux hanches en moins d'être dans mon bain. Et encore, je préférais les douches. L'eau était devenue ma phobie, mon enfer bleu.

Le repas se déroula dans une camaraderie d'un côté de la table et dans le silence de l'autre. Moi et Terry préférions nous attaquer à notre repas plutôt que de participer à la discussion et comme Marjorie, Lorraine et Kevin occupaient très bien cette fonction à eux trois, nous en étions dispensés.

Lorsque je crus que je ne pourrais plus jamais avaler une seule frite pour le reste de mes jours, tante Marjorie se leva pour débarrasser. À la maison, j'étais habitué à m'occuper seul de mes repas, de mon ménage et de ma lessive. Ainsi, quand elle voulue prendre mon assiette, je la devançai et allai directement à la cuisine pour rincer puis ranger le tout dans le lave-vaisselle. Je m'apprêtais à monter à ma chambre dans l'idée séduisante de m'ouvrir un bouquin pour me plonger dans la lecture lorsque Lorraine m'invita à descendre au village en sa compagnie.