Naga
© Rose P. Katell
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Les sirènes ne vous noient pas.
Elles ne vous tuent pas de cette façon.
J'ignore d'où le mythe tient son origine, mais il est faux, indéniablement faux. Ces créatures n'ont nul besoin de tirer leurs pauvres victimes sous les flots pour les réduire au silence : leurs longues griffes et leurs dents tranchantes suffisent à le faire, à les déchiqueter en tas sanguinolents dont elles se repaissent sur-le-champ… J'en ai été l'infortuné témoin.
Ainsi, si elles emmènent, comme le prétend la légende, de malheureux hères dans leurs eaux gardiennes, c'est qu'il en existe une autre raison. Une raison inconnue.
Journal de bord du capitaine du Sirin
oOo
Cette semaine encore, Naga remontait à la surface.
Sourire aux lèvres, il effectuait de puissants mouvements de queue pour l'atteindre, des mouvements rodés par l'habitude – son cœur souhaitait y arriver au plus vite. Ses paupières cillèrent pour chasser le sel de ses yeux. Il avait beau observer son rituel depuis environ deux ans, sa hâte était analogue à la toute première fois ; elle emplissait son être entier. Déjà, son chant intérieur demandait à jaillir et sa cage thoracique s'en trouvait agréablement réchauffée.
Sa poitrine se gonfla. Son chant… Celui-là même qui lui valait l'inimitié des siens. Qui avait d'abord été responsable de sa solitude avant de devenir l'instrument y ayant remédié… Son sourire s'agrandit encore. Comme il se moquait de la loi des sirènes, à présent ! Comme il s'enorgueillissait d'être un parjure et un paria ! Naga n'avait plus que mépris pour son peuple et leurs règles insensées. Ridicules.
Ses muscles forcèrent davantage afin d'augmenter son rythme. S'il ne remettait pas en cause la nature chasseresse des sirènes, le dogme qui interdisait aux mâles d'attirer les proies et aux femelles de les mettre à mort lui apparaissait être une aberration. Pff. Si les mâles n'étaient pas censés envoûter les humains, ils seraient nés sans cordes vocales ; si les femelles n'étaient pas censées combattre, elles seraient dépourvues de griffes et de crocs acérés.
Les pensées de Naga éclatèrent tandis que son crâne tressé crevait le plafond de l'océan. Dans une profonde inspiration, il étira son corps écaillé et luisant, puis nagea vers un rocher, sur lequel il s'installa en ne laissant que sa nageoire onduler au gré de la houle. Autour de lui, le calme régnait. La lune nimbait la nuit d'un halo argenté et admirait coquettement le reflet de ses rayons sur le miroir d'eau.
Le moment était parfait, propice à ses projets.
Naga s'éclaircit la voix et libéra son chant, le modulant à sa guise ; avec aisance, il le dirigea vers la terre ferme, bande de sable à peine visible à l'horizon, et y plaça chaque parcelle de sa volonté – son âme aspirait à séduire les bonnes personnes, les seules qu'il s'autorisait à charmer. Il chanta et chanta, presque extérieur à lui-même, jusqu'à distinguer au loin deux silhouettes mouvantes, ombres parmi les ombres. Alors, une expression où se mêlaient tendresse et espoir peinte sur ses traits anguleux, il délaissa son perchoir pour nager vers le rivage et aller à leur rencontre. Car elles le rejoindraient dans l'eau, il n'en doutait pas. Sa complainte avait résonné en elles par sa vérité. Aux premières notes, elles avaient inéluctablement cédé à sa douce promesse d'échappatoire.
Il fut bientôt évident qu'il s'agissait de femmes et Naga n'en fut pas surpris. La majorité de « ses » envoûtés en étaient. Venaient ensuite les enfants et adolescents. Et, enfin, les hommes. Il secoua la tête par automatisme. Les mœurs des sirènes poussaient peut-être les siens à le renier, mais ceux des humains mettaient nombre des leurs à la merci des violences de toutes sortes.
Des violences qui prenaient fin avec son chant.
Les deux femmes – l'une tout juste sortie de l'adolescence, au visage contusionné, l'autre âgée d'une quarantaine de printemps et en proie à un profond fatalisme – parvinrent à sa hauteur. Confiantes sans deviner pourquoi, elles le regardaient emplie d'adoration, de gratitude. Avec une lenteur religieuse, Naga leur saisit à chacune une main, leur adressa une œillade engageante. Puis, sans avertissement ou signe avant-coureur, il les entraîna avec lui sous la surface, où il leur donnerait rapidement son baiser, à tour de rôle, afin de les métamorphoser, de les transformer en semblables…
Elles seraient libres. Libres de se venger de leurs bourreaux en les appâtant, en réduisant leurs membres en charpie à l'aide de leurs nouvelles armes naturelles. Mieux, elles auraient après cela un véritable choix d'avenir : devenir écumes pour oublier leurs malheurs passés, ou le suivre, lui, pour intégrer sa famille.
Celle qu'il se composait depuis deux années.